31 août 2021

2 – Au fond du trou

Par Philippe

Un jour, deux jours. Je vais donc y rester dans le trou ! Même ici on ne sait que faire de moi. Même ici, ce n’est pas pour moi. Je ne sais rien faire de mes dix doigts. Rien su faire de ma tête. « Intelligent à l’école, con à la maison », disait ma mère. Même pas. Con tout court. Pire que ça. Même con à l’usine. Je les cache mes cloques. Ravale mes plaintes. Cloue le bec aux crampes qui m’accablent. Courbatures, des bricoles ! Je fais le beau au dîner. Mais le soir dans mon lit. Un sommeil de bête fourbue. Et, le matin surtout. Faut y retourner ! Deux jours à tenir. Un contrat de cinq jours. Je ne tiendrai pas. Je n’en peux plus. Ils vont se calmer. Ils ne t’en veulent pas à ce point-là. J’essaie de trouver une raison. On n’est pourtant plus dans la cour d’école. A croire que si ! Pire encore. Crapaud à lunettes ! Je suis le seul à en porter. C’est ça. Pas besoin de connaître Pol Pot pour m’accabler. Non ! C’est pas ça. Le Bac, peut-être. Oui, ça va avec les lunettes, le diplôme. Ils s’en torchent le cul, du diplôme. Tu as voulu faire le malin ? Oui, c’est vrai que je croyais plus jamais les voir, que je croyais y arriver, être déjà arrivé. Ton sésame de papier, il n’ouvre pas grand chose. C’est toi le plus raté ici. Pas étonnant que tu sois tout seul dans la cave. Presque tout seul. Avec le pauvre d’esprit. Lui, tellement aliéné, qu’il est loin de tout ça. Il s’en fout. Il parle comme un enfant. Je l’écoute, moi. Je suis le seul à l’écouter. A lui parler. Il ne dit pas plus de conneries qu’un autre. Il a juste plus de rêves. Je n’ai pas peur des rêves. A nous deux, on en tient une sacré couche de foutaises… Du Bac à la Fac, à la cave. Et à la cuve. Ils me sortent d’un trou pour m’y redescendre. Toujours le même contremaître. « Viens avec moi ! ». Je le suis. Un atelier à l’écart. Une cuve en inox recouverte de crasse noire comme la suie à curer au karcher. Mais, j’y vois le soleil. Je monte sur un escabeau et je la prends de haut. Je l’attaque, ça se décolle, ça brille, ça me tape dans l’œil. J’aime ça. Pendant des heures, je gicle, je frotte, j’asperge, je gratte, je sauce, je dégraisse. J’aime ça. Je suis seul. J’aime ça. Faut que j’y descende au fond du baptistère. Y’a de la crotte récalcitrante. C’est le cul de la cuve le plus caca. Je balance à plein bars. Les grandes eaux de Versailles. Jamais vu mais j’imagine. Faudrait que je chante. Manque le public. Je suis plus rincé que Noé qui consigne le règne animal sous le déluge. Le bon capitaine qui reçoit stoïque les invités de la croisière. Le dernier à embarquer, le dernier à débarquer, sera le premier. Pour Dieu. Le seul épargné avec sa famille. Très méchant le créateur. Il a noyé tout le monde. Je pense comme ça pendant que je me prends du gros embrun en pleine poire. Pourquoi il l’avait fait si dégueulasse qu’il fallut le submerger ? Dieu, l’Homme. Comment s’attendre à ce que les grands boss d’aujourd’hui, il fassent dans la dentelle quand le premier patron il t’a fait un plan de licenciement drastique sans indemnités ? Plan de préservation de l’emploi comme il faut dire. Le même deal : je tue tout le monde pour sauver l’humanité. Les patrons, s’y réfèrent toujours au Livre. C’est du pain béni pour eux. Ils se prennent pour des dieux, l’Ancien, ils l’ont débarqué du conseil d’administration sans renier son bilan. Trop facile d’accuser le Diable. Il a bon dos, le Diable ! Le Créateur ? Non, mais ! Je dresse vite fait le compte actif/passif. Faillite frauduleuse ! Des siècles qu’on trafique les écritures pour mieux nous enfiler. De la dette qu’il a créée, le Créateur, et c’est nous qui devrions rembourser ? Les sales hypocrites qui pensent avoir le monde dans la main, qui croient que le monde mange dans leurs mains ! Une main devant avec des miettes d’hosties, une main derrière avec le Gros Volume prêt à s’écraser sur ton crâne si tu n’avales pas le pain azyme. Tu voudrais t’affranchir ? qu’il dit le chef, regarde donc le Christ ? Tu veux finir comme lui ? Ça finit toujours comme ça quand domine la division du travail. A toi de fournir, va-nu-pied, prophète et beau-parleurs, diseurs de bonne aventure. On les laissera nous glaviotter à la gueule. Si ça te soulage ! On comprend qu’il faut abaisser la pression de temps en temps, lever la soupape. De ses postillons, après l’avoir massacré le sale cracheur, on va en faire un beau discours. De l’alambiqué, de l’édulcoré. Pas nous, mais des clercs, sont toujours contents ceux-là de nous sucer le crayon ceux-là qui se croient moins cons parce qu’ils savent tracer pleins et déliés. Ils sont à notre service. Depuis le début. Les lettres, ils ont trouvé ça pour marquer les esclaves, leur travail, leur tribut. Les comptables des Mamamouchis, ça remonte à Mathusalem, ils n’avaient plus assez de doigt pour dire à leur maître tout le gras qu’il engrangeait, pas assez de place dans leur mémoire pour y caler la sueur du front des Marcel et des Françoise de l’époque, qui n’avaient même pas de prénom. Et le Moloch, il aime ça compter, enfin, qu’on lui conte ses comptes plutôt. Combien qu’ils étaient à se tordre, à en baver pour que la grenouille, elle fisse le bœuf, c’est ce qui le faisait bander, la grosse baderne. Fallait déjà faire du chiffre pour divertir sa suffisance. Toujours la même chose. Le chiffre. C’est là que débute l’Histoire. Pas les poètes qui ont fait choir l’homme dans l’Histoire. Non. Les comptables. Les calculi, des petits jetons d’argile, pour éviter que Julien encule Gérard. Car dès le début, le commerce, c’est bandits, crapules et compagnie. L’échange, c’est une chute. Le contraire de la communion. Même le troc, c’est déjà de l’escroquerie. Rien n’appartient à personne au matin de l’homme. Tout est à tous. Le chasseur paléolithique, il ne trafique pas. Il raconte. Il se paie de mots qui envoûtent, qui s’envolent pendant qu’il dévore du renne. Il n’en reste rien de ces récits parce que c’est la vie de tous les jours. L’union, toujours recommencée. Au fonds de mes os, dans ma mâchoire qui claque, résonne ce souvenir. L’incisive qui coupe le steak, la canine qui déchiquette les chairs, c’est dans leur écho que je retrouve la terre avant la dispersion, avant l’éparpillement, avant la dislocation, avant l’atomisation de l’homme d’avec l’homme. L’état « communautaire, cosmique et transcendantal » que cherche dans le mescal, whisky et tequila et Au-dessous du volcan, Geoffrey Firmin, le consul britannique à Cuernavaca. Quauhnahuac en nahuatl : « le lieu près des arbres ». Ça ne serait pas une belle définition du Paradis, « le lieu près des arbres » ? Non. Ce n’est pas le paradis, sinon Geoffrey il n’y serait pas malheureux. Il n’en est pas loin, il le sent, il en souffre. Il manque quelque chose près des arbres. Et l’enfer n’est pas loin non plus. Forcément. Ça sent le soufre sous le volcan. Des collines, des ravins, des bordels d’où l’on tombe. Mescal, whisky et tequila font trébucher. La veille, j’ai vu le film. Le gérant du cinéma a fini par l’avoir. Il est aussi le patron du café attenant. On le tanne souvent pour qu’il nous trouve ce qu’on veut voir. On est une petite bande. On fait jouer nos prérogatives de piliers de son bar. C’est la crise du cinéma. Tout le monde s’est mis au home vidéo, au VHS. Le moins bon format, le moins cher à produire. Preuve qu’en capitalisme, le kitsch excelle. Même chez moi, il y en a un de magnétoscope. Ça bave du film de série B. Des copies de copies de copies de copies. Le travail du chef opérateur passé à la machine à laver, option rinçage supplémentaire. Retour à la préhistoire du cinéma. Qui a dit que c’était un art ?A l’époque, c’était le contenant qui massacrait le contenu. Aujourd’hui, c’est le contenu qui esquinte le contenant. C’est ça la démocratie à l’américaine : la médiocrité pour tout le monde. Alors au cinéma, même le scénario le plus con, l’image la moins léchée, l’actrice la plus cruche te transportent, t’émerveillent, te bouleversent. Parfois, on est six ou sept dans la salle. Sylvain, le gérant, fait du bénévolat avec sa femme, il perd même des sous. On n’est peut-être pas de bons conseils. On n’attire pas des foules avec Sid et Nancy ou Les Frères Pétard. Mais, si tu veux voir Jean de Florette, Le Nom de la Rose ou Les Fugitifs, il faut être patient. La télé les diffusera avant que Sylvain puisse en avoir une copie. Ça coûte cher à dupliquer le 35 mm, on ne va pas faire des frais pour deux pelés et trois tondus d’un pauvre trou de province. Sylvain, il a regardé le Volcan avant nous. « Putain, les gars. Je ne vous dévoile rien mais c’est pas vraiment fait pour une virée en famille, votre film ! Peau de zob que je vais palper ! ». Il n’ose pas dire que c’est de notre faute. On aimerait bien que ça soit de notre faute si la salle met la clé sous la porte. Elle serait simple à éviter la fermeture. Il sait bien qu’on n’y peut rien, qu’on est de son côté même si on le traite de petit commerçant parfois. Ce n’est pas méchant. On le plaint. On aimerait bien qu’il n’ait pas à compter. Générique : des poupées macabres, la mort en papier mâché. Jour des morts au Mexique en 1938. Gros plan sur une montagne un peu couverte de neige. Il doit se cacher là-dessous le volcan. Une petite église au crépuscule d’où sortent des chants de femmes. Panoramique latéral : le cimetière sous les arbres. La caméra s’arrête. Du monde sur chaque tombe, des bougies partout. Plan poitrine sur un homme, un gringo, le seul parmi les chicanos : costume de réception, nœud papillon, lunettes noires. Même plan : on le suit alors qu’il marche. On voit ce qu’il voit : plan sur les tombes et les gens assis dessus. Des femmes tressent des couronnes de fleurs qui décorent les croix. Les flammes des bougies, la terre poussiéreuse. Un chien que l’on chasse et qui se réfugie auprès du personnage. Il se penche sur l’animal et le caresse. L’homme marche maintenant au milieu de stands de commerçants. C’est la fête. Il s’arrête devant celui qui vend des crânes colorés et lumineux. Gros plan sur les crânes dans le reflet de ses lunettes noires. « Buenas tardes » souhaite-t-il au chien avec l’accent de l’éméché. Il achète des morceaux de tête de cochon dont il nourrit le chien. Il entre ensuite au Cine royal qui est aussi une cantina. Il s’arrête devant la salle où l’on projette un film. On entend une voix plaintive : « I love you ! I love you ». Et la flotte que j’envoie est infoutue de refroidir la lave en fusion du volcan que ce film a réveillé en moi ! Le désespoir ! Je n’ai pas vingt ans, et je crois avoir déjà vécu le déluge. J’y suis encore. Pas dans le bateau. Non, je nage et je coule. Refais surface. Je ne sais plus respirer qu’à grandes goulées. Je bois la tasse. De grands bols plutôt. Le contenu de la cuve. « Il love you ! I love you ! », j’aimerais qu’enfin on me dise. Je suis une particule insignifiante, esclave des éléments. L’eau, l’air, le feu, la terre. Je m’y noie, je m’y évapore, je m’y consume, je m’y pulvérise. Mais, je n’arrive pas à faire Un avec le Tout. Comme le Consul, je titube. L’usine, du minéral. Brique, inox, tôle, plastique. Les arbres du cimetière, les fleurs, la poussière même parmi les morts, c’est plus vivant que le reflet de la cuve où je me vois déformé. Le paradis, il est loin. Le vrai, celui qu’on ne peut raconter, c’est l’animal. Le mien, il se mord la langue faute de nourriture. Ce n’est pas Dieu qui nous chasse du paradis, c’est le comptable. C’est lui qui les possédait stylet, poinçon, calame pour marquer la pierre molle. Moïse, c’est leur représentant de commerce. On appellera ça Dieu, ils lui ont dit les comptables. Dès le départ, il y a un banquier derrière la fable dont on imprime le marbre. Les plus voleurs, les plus escrocs, les plus sournois qui se méfient des hommes parce qu’ils savent avec quelle crasse ils ont été façonnés, eux, les doigts crochus. Ils n’ont rien à offrir en partage, sinon leurs vices. C’est la racaille fiduciaire, celle à qui on ne peut pas faire confiance, celle qui ne fait pas confiance, qui est à la manœuvre. « Au commencement était le Chiffre ». Au commencement de la fin de l’homme cosmique. Ils n’allaient pas l’avouer. Le comptable quand il s’est transformé en scribe, il a perdu la boussole. Il a perdu la mesure et Homère fait dans la démesure. L’histoire c’est le Livre d’Heures de l’ordure financière. Ce n’est pas un hasard si Jésus il chasse les marchands du temple. Un sacré pas, une première fissure dans le silo de l’accapareur. Mais, c’est plus dur que les douze travaux d’Hercule même avec douze apôtres en intérim. J’en oublie la cuve dans le flux et le reflux de ma folie. Je dégoutte des pieds à la tête comme un slip de bain qu’on a oublié d’essorer. Je me liquéfie dehors et dedans. « Hé ! C’est l’heure ! » que j’entends. Le contremaître ne m’avait pas oublié. On pense à moi ici alors. « Qu’est-ce que tu fous au fond ? Interdit de monter sur une échelle quand on est tout seul ! S’il t’arrive quelque chose, c’est moi qui vais prendre un fumant. C’est bon ! Tu peux t’arrêter. J’en attendais pas tant. C’est propre ! Grouille-toi sinon tu vas pointer en retard ! ». Dans la cour, l’air frais de la fin d’après-midi me donne des frissons. Je file vite au vestiaire. Je suis tout seul : je peux me foutre à poils. Je prends une douche chaude. Je poinçonne mon carton avec quinze minutes de retard. Les comptables ne me paieront pas une minute de plus que prévu. Pas vu passer la journée. Opium du peuple et panem et circenses, et te voilà fugitif, échappé de la prison, tu crois. La journée avec Noé et un Consul britannique. On n’est pas nombreux par ici à pouvoir se vanter d’une telle compagnie. S’il n’y avait pas les comptables venus me casser les couilles, je serais presque heureux.

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