Le 10 mai
Il fut un temps où, lorsqu’on parlait du 10 mai, tout le monde comprenait à quel événement on faisait allusion. Aujourd’hui, je doute fort que le lecteur ayant l’âge de raison à ce moment-là comprenne d’emblée ce que je veux évoquer dans les lignes qui vont suivre. Alors quant aux plus jeunes, à mon fils…
Quand on essaie de se moquer de l’Histoire, l’Histoire a vite fait de tourner le farceur en ridicule. L’Histoire n’aime pas le spectacle, et notre monde contemporain n’est plus qu’une vaste comédie, parfois tragique. Ceux qui s’y donnent le premier rôle n’auront été qu’un fugace instant sur le devant de la scène, seulement présents.
Je regarde l’investiture de François Mitterrand au Panthéon puisque ce 10 mai est le sien. Il va saluer Jean Jaurès et Jean Moulin. Des hommes qui représentent tout le contraire de ce que fut sa carrière. L’homme d’extrême droite, le décoré de la Francisque, vient narguer ceux qui ont été assassinés parce qu’ils ne se sont pas compromis. Certes, il fut résistant au printemps 1943. Certes, la période était trouble. Mais, celui qui veut faire son autocritique ne cache rien, avoue tout. C’était un homme dont les ambitions personnelles étaient placées au-dessus de toute autre considération. Cette « visite » au panthéon est pour moi un moment d’un cynisme monumental, c’est le cas de le dire. Ce n’est pas un repentir, c’est un bras d’honneur, un moment d’indécence, un condensé de la personnalité de Mitterrand. « C’est bien beau de vouloir être intègre mais vous vous êtes là-dessous, morts, pendant que moi, le corrompu, je me pavane au-dessus. Et je n’ai pas fini de piétiner vos idéaux, je vous le promets. Je sais très bien qui je suis. Un petit homme, un bravache vivant qui ne ressent aucun scrupule en posant sur la photo à côté des héros morts. Bien au contraire : c’est moi qui ai gagné ! » Un tableau vivant de la maxime de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. » Un acte délibéré de profanation mais qui est un aveu, l’annonce du programme. « Je serai sacrilège et funèbre. La France, je l’aime morte et enterrée. Vous avez entendu, Jaurès et Moulin, ce qui a retenti quand j’ai pénétré ici : ce n’était pas la Marseillaise, ce n’était pas le chant pour lequel vous êtes tombé. Non, hé, hé, c’était l’Ode à la joie, l’hymne européen, une composition d’un allemand, même s’il n’y peut rien, le pauvre sourdingue de Beethoven. A vrai dire, c’est Karajan qui l’a arrangée à sa sauce, cet hymne que vous ne pouvez pas entendre, oui, Karajan, celui-là même qui demanda à adhérer au parti national-socialiste alors qu’il en était déjà membre. »
C’est ce même hymne qui a cadencé le pas de Macron sur les pavés du Louvre avant qu’il s’installe devant la pyramide construite sous la présidence de Mitterrand, la pyramide, monument funéraire. Le XXe siècle n’est qu’un immense cimetière. Logique que la Ve République avec le siècle finissant fut le règne des fossoyeurs. Logique que le XXIe siècle voit l’avènement des zombies.
Le 10 mai 1981 mériterait une chanson sur le modèle de celle qu’Hubert-Félix Thiéfaine à écrite pour évoquer le 22 mai 1968.
Mais, je ne suis pas musicien. Alors, je vais vous compter une anecdote qui « fut sans doute, l’événement le plus important de ce moi de mai. »
– Regarde la sale gueule qu’y fait, cette ordure. Il sait qu’il va sauter à la barre fixe, il les connaît déjà les résultats, le fumier. On va plus la voir sa sale gueule.
C’est mon père qui parle. Il ne crie pas car ses propos, l’assurance que sa prophétie va se réaliser, le mettent en joie. J’ai treize ans depuis quelques semaines et je ne vois pas bien pourquoi le journaliste télé devrait se mettre à faire de la gymnastique. Mais, moi qui ne supportais pas ce sport et qui étais furieux d’être contraint d’en faire au collège, qui étais accablé d’angoisse rien qu’en entendant le mot « agrès » ou « barres fixes », je comprenais que rien de bon n’était prédit au « fumier » qui avait l’air rassis comme un pain de six livres. Il sauta à la barre fixe effectivement. Mais, elle était souple l’ordure, salto avant, salto arrière, roulade à gauche, roulade à droite, il l’avait vite fait son come-back, il paradait toujours trente cinq plus tard dans les radios et les télés, sa servilité, son atout maître, il en gardait toujours un dans la manche, prêt à sortir sa grosse langue dès qu’un cul titré passait par là. C’était une troisième dam ès cirage de pompes, et les huiles, elles aiment bien quand leurs godasses brillent de tout leur éclat. Il était l’obséquiosité faite homme – attention : seulement avec les gros –, le maître-étalon de la domesticité. S’il avait porté la livrée, cela n’aurait étonné personne. Il fallait le voir et l’entendre quand son interlocuteur osait égratigner ses maîtres. Il déployait tout son mépris envers l’effronté, crachait sa hargne et sifflait toute sa soumission à l’ordre qui le nourrissait. Le majordome qui déboule dans les cuisines de l’office parce qu’il a trouvé – heureusement avant que le drame n’advint – un poil de cul dans la soupière alors qu’il allait servir Madame. Si on touchait à ses patrons ou à d’autres de la même race, c’est sa réputation à lui que l’on piétinait. C’eut été idiot de se priver d’un tel savoir-faire. La voix de son maître. Un dimanche par hasard, il y a quelques mois, je tombai sur lui dans une émission animée par un autre courtisan qui avait su se montrer tout aussi habile dans l’art de la flatterie pendant toute sa carrière. Celui-là, il avait survécu à tous les présidents et ministres. Il était là, notre flagorneur en chef en tant qu’invité principal, bien installé dans un fauteuil en train de faire de la lèche à l’un de ses patrons. De la haute voltige, à m’en donner le vertige, cela frôlait l’inconvenance, j’en étais presque gêné pour lui. Je tenais dix minutes. Il a fait des petits depuis. Aujourd’hui, c’est un modèle déposé. On n’en fait plus du journaliste que sur ce modèle-là.
– Pas devant les gosses ! Ma mère veut couper court à son courroux.
Qu’il ne débite pas ses volées de bois vert toute la soirée. Débute seulement le prélude, alors, pour l’amour de Dieu… Il faut dire qu’en matière de politesse, elle s’y entend. On en est abreuvé avec mes frères. Saloperie ! Pourriture ! Ordure ! C’est le tryptique qu’on lui inspire – je ne suis plus sûr de l’ordre – quand on lui court sur le haricot. Elle a la gâchette facile, c’est une grande sensible à sa manière. Mais, ce soir, elle a l’air tout attendrie, elle ne porte pas beaucoup d’attention à sa progéniture, on est tranquille. Elle a même bien voulu que mon père aille chercher frites, boulettes et fricadelles en Belgique, à un petit quart d’heure en voiture. Pas de doute, c’est fête, on a dépensé plus de cinquante francs dans de la fantaisie.
On était en famille : mes parents, mes frères et mes grands-parents paternels qui avaient apporté une bouteille de champagne. Du vrai, ils le répétaient, c’était marqué dessus. Bien qu’il fallait mieux un bon mousseux qu’un mauvais champagne, ils répétaient comme pour s’en convaincre. La bouteille qui trônait au milieu de la table était devenue le centre d’intérêt de la soirée, on voulait la déboucher à l’heure H. Mon grand-père l’enserrait de ses grosses pattes pour vérifier sa température avant de la remettre au frigo doutant qu’elle fût encore fraîche au moment de la proclamation des résultats.
Il faisait lourd, les orages grondaient depuis le milieu de l’après-midi mais hésitaient encore à nous soulager de la chaleur étouffante qui nous accablait. On s’éventait, on râlait contre le temps. Mon père qui répétait qu’il n’aimait pas beaucoup le champagne, comme pour s’en persuader lui-même – il n’en avait pas beaucoup bu dans sa vie – avait sorti une bouteille de vin rouge et, assoiffé, vidait à grandes rasade ses verres tiédasses.
– Roger, va doucement ! morigénait ma mère sans conviction, seulement parce qu’il n’était pas concevable qu’elle laissât picoler mon père sans intervenir.
Le journaliste annonça qu’il était 20 h. Pour attester que la télé, c’était moderne, on avait créé une animation numérique. Allait s’afficher lentement le visage électronique, pixelisé du vainqueur. Un écran de minitel, de la publicité cachée, indirecte pour lancer cette technologie toute nouvelle qui était la fierté de la France. On aurait un président branché.
– La bouteille ! hurla ma grand-mère. J’en étais sûre que tu l’oublierais avec tes conneries. Bouge ton cul ! ordonna-t-elle à son mari.
De gauche à droite et de bas en haut, les gros carrés noirs et blancs défilaient dévoilant le haut du crâne sur un fond aux couleurs nationales.
– C’est lui ! cria ma mère.
– Attends ! T’en sais rien. Ils ont tous les deux un crâne d’œuf !, douta mon père.
Mon grand-père était revenu s’asseoir avec la bouteille de champagne qu’il ne lâchait plus des mains. Et soudain, on en vit assez du crâne d’œuf, un peu plus que le crâne d’œuf, pour qu’il n’y ait plus de doute. Le bouchon de champagne sauta en même temps que partirent les cris de joie de la famille. On entendit des clameurs sortant de plusieurs logements de l’immeuble, très vite des pétards et des feux d’artifices rivalisèrent avec le tonnerre et les éclairs qui se rapprochaient. On en oubliait la touffeur, on était sorti de la fournaise. C’était la fête partout, et pourtant on n’avait pas gagné la Coupe du Monde de foot.
Avec le recul, je me dis que ce ne sont pas les promesses des socialistes qui ont suscité l’immense déception qui avait vite succédé à la victoire. Non ! C’est cette fête nationale, ce grand carnaval et tout le tremblement populaire qui ont suivi, la cause du grand dégrisement, de la gueule de bois. Ils fêtaient le Nouvel An avant l’heure mais ils n’auraient même pas un jour férié pour dessaouler. A l’usine le lendemain comme avant. Alors tout le monde tirerait la tronche le lundi matin, les patrons et l’encadrement qui avaient peur pour leurs économies et leurs privilèges – « Les chars soviétiques sur les Champs-Élysées !, qu’ils craignaient les riches. Dieu que le fric pouvait rendre con ! –, et les prolos aussi, ce n’étaient pas mieux, qui avaient pris la musette pour aller pointer à 6 h avec l’estomac à l’envers. Rien n’avait changé finalement.
Mon grand-père, lui, buvait du bout des lèvres. Il parlait peu, ne parlait qu’à moi en messe basse quand j’étais à côté de lui. Mais, il avait bu, deux ou trois verres et il avait son compte. Ma grand-mère détestait les hommes qui boivent – son premier, le père de mon père, mon grand-père biologique biberonnait la paie et « lui foutait sur la gueule » quand il était bourré – et elle était à l’affût et ne laisserait rien passer, même si elle avait choisi son deuxième mari parce qu’il était doux et docile. Il se mettait à parler de sa mère et à pleurer comme un petit enfant quand il avait un coup dans le nez.
– Il est de droite. Il était dans les Croix de Feu comme mon père, s’écria mon grand-père soudainement.
– Clôs t’ geûye ! Qu’est-ce tu t’y connais ? Tu l’as à peine connu ton père. Ils t’ont foutu dans une ferme à onze ans, le fit taire ma grand-mère.
Depuis l’annonce des résultats, mon père, lui, avait abandonné les insultes. Il regardait le débat, muet, en se grattant la tempe la main posée autour de l’œil comme on le fait quand on veut se protéger du soleil. Il reniflait toutes les vingt secondes, ce qui avait attiré mon attention vers lui. Ses yeux étaient embués et rougis. Il reniflait et reniflait encore. Sa main tremblait sur son front. Je le vis sécher discrètement une larme avec le bout de son annulaire alors qu’elle perlait sous sa paupière. Puis, soudainement, il se leva, raide, avant de disparaître aux toilettes. Il y demeura plus d’un quart d’heure. Il en revint moins reniflant. J’étais apparemment le seul à avoir remarqué sa longue absence à table. Il porta son verre à ses lèvres et fit la grimace. Le vin était toujours tiède.