Ils ne m’auront pas
Voilà des semaines que j’attends, du fond de mon trou, une occasion de leur filer entre les doigts.
Leur échapperai-je ? … Je ne crois pas…
Tant pis ! si l’on me prend, on me prendra ! Je suis en paix avec moi-même…
Mon nom restera affiché dans l’atelier des guerres sociales comme celui d’un ouvrier qui ne fut pas fainéant…
Ils ne m’auront pas ! Et je pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé dans la bataille.
Je regarde le ciel du côté où je sens Paris.
Il est d’un bleu cru, avec des nuées rouges.
On dirait une grande blouse inondée de sang.
Jules Vallès, L’Insurgé
L’entrée par laquelle on pénètre ou croit pénétrer dans quelque lieu que ce soit devient le sésame qui nous guidera pendant longtemps. On avait le mot de passe sans vraiment le savoir. On le reconnaît quand il nous tombe sous les yeux. Une porte, peut-être pas une seule porte, nous était réservé. La porte est le mot de passe. Elle n’a pas de verrou, sinon soi-même. Il suffi de la pousser. Encore faut-il oser la pousser. Et il est dangereux de la pousser. Certains lieux sont dangereux pour les jeunes gens. La littérature est dangereuse pour les jeunes gens. Pas pour tous les jeunes gens mais uniquement pour ceux qui poussent la porte ! Je comprends pourquoi on essaya pendant longtemps de protéger les jeunes filles des « mauvaises » lectures et pourquoi se développa une littérature édifiante. On ne pouvait pas empêcher les filles de lire alors il fallait baliser le parcours. Le bon chemin étant celui de l’idéologie dominante de l’époque, l’idéologie de la classe dominante. La bonne littérature est ce qui ne remet rien en question. La littérature libre, au contraire, est l’école du désir. Elle n’invente rien. Elle montre juste ce que l’on cache. Elle révèle les jeunes gens à eux-mêmes. Bien sûr, et Balzac montre cela dans Modeste Mignon, derrière le poète peut se cacher le loup qui invite la brebis à ouvrir le portail de l’enclos pour la dévorer. La littérature est dangereuse, n’ai-je pas dit ? Cependant, j’imagine mal qu’une jeune femme corsetée de 1830 qui serait tombée sur Les cent vingt journée de Sodome de Sade – certes la probabilité était nulle puisque le manuscrit avait disparu, mais imaginons – eut envie de se débarrasser de sa guêpière. Effrayée par les outrances – le mot est faible – du marquis, elle aurait immédiatement demandé que l’on tirât un peu plus fort sur le lacet. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Il n’y a que les russes pour, en plein hiver, se jeter dans les eaux glacées du lac Baïkal en sortant nu de la banya où ils ont mijoté à feu vif un long moment. Mais, ce n’est qu’un rite annuel pas une pratique quotidienne.
La littérature est devenue discipline scolaire et universitaire parce que c’est un bon moyen de la contrôler, de l’édulcorer. On la noie sous les hectolitres d’encre des commentaires, on l’étouffe sous les tonnes de papier des thèses. Mais existerait-elle encore sans les professeurs de Lettres ? Les professeurs de Lettres n’ont-ils pas pour unique tâche de former de futurs professeurs de Lettres ? Lirait-on Balzac si on ne parlait pas de Balzac au lycée ? Mais, parle-t-on encore de Balzac au lycée ? Et la manière dont on en parle donne-t-elle envie de le lire ? Ceux qui en parlent l’ont-il vraiment lu ? Le lecteur des Illusions perdues ne pourra plus jamais regarder un éditeur, un libraire ou un journaliste de la même façon, sauf si on lui en a (mal) parlé au lycée, peut-être.
Ce que j’essaie de démontrer avec débauche de phrases, Julien Gracq l’explique en quelques mots : « Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture, que le métier de critique : un expert en objets aimés ! Car après tout, si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe. »
La littérature est lieu du désir, ce désir qui peut nous mener à notre perte. Elle est le diamant qui perfore la roche dure du bourrage de crâne, et qui va toucher jusqu’au noyau où nos désirs demeurent en fusion. La littérature est la fissure par laquelle ces désirs vont remonter à la surface.
Peut-être parce que tout simplement j’étais capricieux, parce qu’il suffisait de me dire d’aller à gauche pour que j’aille à droite, parce que j’ai voulu prendre « le chemin opposé » et ce bien avant que je lise cette antienne chez Thomas Bernhard, parce que je ne comprenais qu’il pût y avoir des lectures obligatoires, parce que jamais et nulle part, je n’avais lu ce nom, parce qu’il n’était pas dans le Lagarde et Michard. A cause de tout cela, je restais interdit devant l’un des deux tourniquets du marchand de journaux avec L’insurgé de Vallès dans les mains. J’avais quinze ans et trente francs en poche. Je les avais fait tourner et tourner encore les deux présentoirs. Depuis quand rêvais-je de barricades ? Et ce bonnet rouge sur la couverture pourquoi avais-je hâte de pouvoir l’enfiler. La rue presque invisible dans l’air saturé de poudre à fusils, à canon que je voulais respirer. Et je sentais que j’avais moi aussi « envie de leur filer entre les doigts ». Je ne savais de quels doigts mais Vallès le savait lui, il me le dirait. Ses phrases n’étaient qu’un souffle. Pas de fioritures, ça ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu lire jusque-là, à rien de ce qu’on me disait de lire. Vallès me pensait. Je lisais pour la première fois le mot ouvrier et le mot peuple, la blouse bleue ressemblait au bleu de travail de mon père. C’était ça la littérature que je cherchais. Si la littérature n’était pas ça, elle ne serait pas pour moi la littérature. « Ils ne m’auront pas ! » : voilà ce que devait dire tout écrivain s’il ne voulait pas que je me détournasse de lui. Elle devait dire ça, la littérature, rien d’autre que ça. « Ils ne m’auront pas ».