Dans mes rêves les plus fous 3
Génération Mitterrand
Résumé de l’épisode précédent
Nous avons laissé M. Wallendorff en proie à nos spéculations sur ses motivations. Le texte qui suit feint de l’abandonner à celles-ci alors qu’il s’agit de ménager le suspens avant de le faire entrer en scène d’une manière magistrale.
La veille, un puissant courant du sud chargé de sable du Sahara avait peint en jaune le ciel de l’hexagone. Pluie de boue sur la France, pluie d’or sur la Belgique. Ce 7 mai 1988, je ne me souviens pas si Givet fut plus wallonne que française. Je sais en revanche que le lendemain nous célébrions la capitulation de l’Allemagne nazie et qu’on allait élire pour la deuxième fois un ancien fonctionnaire de Vichy au poste de Président de la République.
Il n’est pas judicieux, je pense, de faire voter les gens pendant le mois où fleurit le muguet car l’adage dit « en mai, fais ce qu’il te plaît ». Je ne connais pas de précepte plus éloigné d’un politicien quand il pense aux électeurs, c’est-à-dire à ceux qu’il croit pouvoir enfumer en leur servant la soupe fadasse de la concitoyenneté. « Fais ce qu’il te plaît » : mis à part quelques hurluberlus anarchistes, qui peut vraiment souhaiter que l’on puisse faire ce qui nous plaît ? Ma liberté ne s’arrête-t-elle pas là où commence celle des autres ? C’est une antienne que le politique se doit de toujours garder avec lui, et sucer comme un doudou et caresser comme un grigri. Sans oublier « les valeurs républicaines ». Les gens ont le plus souvent autre chose à faire que de réfléchir à ce que les politiciens ont à leur dire. Ils ont fini par comprendre comment fonctionnait la démocratie représentative sans avoir besoin même de savoir qui est l’abbé Sieyès, celui-ci qui en France en est le père fondateur et qui déclara publiquement, et sans rougir j’en suis certain, le 7 septembre 1789, devant l’Assemblée constituante :
« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique.
Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Mais, les gens et le temps (l’histoire?) aiment faire mentir les vieux adages. La qualification pour le second tour de l’élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen, le 21 avril 2002, était un camouflet à cet autre adage précédant celui du sacre du printemps : en avril ne te découvre pas d’un fil. Le loup en quelque sorte était sorti du bois. Enfin, c’est ce que le camp du progrès proclamait et la France connut ce jour-là l’un de ces moments de délire collectif dont la petite bourgeoisie a le secret, elle qui ne sachant pas où se trouvent ses intérêts, ni où commence sa liberté – elle n’en veut surtout pas, sauf dans les dictons qui lui disent là où elle finit –, laisse de temps en temps sa paranoïa s’exprimer publiquement.
Le 21 avril 2002, je ricanais. L’ironie, le sarcasme, on le découvrira, fut souvent mon échappatoire à cette « politique » dans laquelle j’étais tombée dès mon plus jeune âge, à cette démocratie qui se prétendait démocratique…
J’y reviendrai à cette farce, vous pouvez en être certain, comme je reviendrai sur toutes les parodies qui ponctuent notre époque contemporaine. « Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide… ». (Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte). Il ne faut surtout pas négliger l’épithète « sordide ».
Je reviens d’abord à ce 8 mai 1988 qui ne fut pas un grand événement mais plutôt la négation de la notion d’événement. Mais, j’étais trop jeune encore pour me départir de l’esprit de sérieux et même de tragique qui accompagnait trop de mes actes. Il fallait que j’y croie. Et quand ça ne voulait pas, j’essayais la méthode Coué. En amour même, j’agissais de la sorte et c’est ainsi que lors d’une scène somme toute un peu sordide – j’ai mis du temps à me l’avouer – et grotesque, je perdis mon portefeuille la nuit qui précédait ce second tour présidentiel quelque part à l’orée d’un bois. Malgré mon âge avancé aujourd’hui, l’âge qui réduit la pudeur comme peau de chagrin, et l’obscénité qui flanque l’acte d’écrire, je ne me laisserai cependant pas aller à des révélations à la dégaine croustillante mais qui décevraient mon lecteur, comme je le fus moi-même cette nuit-là, et ce n’était pas d’avoir perdu mon portefeuille.
Non, car cette perte m’arrangeait bien. Ma citoyenneté prenait la rosée quelque part en Belgique et dépourvu de toute pièce d’identité et de ma carte d’électeur – même si je la savais facultative –, j’allais m’éviter de voter pour François Mitterrand comme le parti me le demandait. Vous me demanderez ce qui m’empêchait de profiter du secret de l’isoloir et de faire comme on fait en mai. Ma conscience pleine de scrupules. Cette conscience que vint réactiver mon camarade Gérard, chef de cellule, avec qui je faisais les quatre cents coups et que je croisais ce matin-là. Il était improbable que je fusse sur pied un dimanche matin après la soirée d’ivrogne, une de plus, que je venais de vivre. J’allais accomplir mon devoir ou plutôt j’en revenais. Je m’étais engagé à être scrutateur dans l’un des bureaux de vote de la ville bien que je pensais que ce second tour d’élection présidentielle ne me concernait pas. J’avais refusé de faire la campagne du second tour en compagnie des socialistes comme le demandait le parti. J’avais déçu Gérard car sans moi il se retrouvait bien seul. Le score de Lajoinie au premier tour, 6,76 %, m’avait fortement dépité et avait fini de me convaincre de m’abstenir. Quand on se lance dans une campagne électorale quelles que soient les sondages et les probabilités, on croit contre vents et marées à la victoire. Le doute n’a pas sa place quand on est militant, sinon à quoi bon ?
Il faut dire aussi que nous nous étions bien amusés avec Gérard aux dépens de Mitterrand principalement. Séguéla avait eu l’idée des affiches « Génération Mitterrand » reproduites ci-dessus, et j’avais eu, moi, l’idée de les modifier un peu. Avec des affiches du parti que nous avions plus que nécessaire et que nous collâmes à l’envers sur celle du Président-candidat, nous transformâmes le Génération en Ration. Nous ajoutâmes à l’affiche quelques acronymes de dispositifs antisociaux comme les TUC : ces autres biscuits destinés aux pauvres, ceux-là de régime, travaux d’utilité collective créés par ce cher Laurent Fabius déjà là, encore et toujours là, pour fomenter des mauvais coups, disponible quand il s’agit de rejoindre toute association de malfaiteurs, esprit scélérat qu’il aura su léguer à sa descendance. Mais, alors que nous étions en train de décorer les affiches devenues Ration Mitterrand avec ces TUC et autres SIVP (stage d’insertion à la vie professionnelle réservé aux jeunes et payé au lance-pierre) à côté de la gare de Vireux-Molhain, une petite ville à dix kilomètres de Givet, nous vîmes débouler des rails un individu qui observait depuis quelques minutes notre facétieux manège. Il se présenta à nous comme un employé SNCF, militant du Parti socialiste. Il comprit vite le nouveau sens que nous avions donné aux affiches de son favori.
– Ce n’est pas bien ce que vous faites !, nous dit-il. On est dans le même camp ! Et tout ça pour qu’ensuite vous appeliez à voter Mitterrand au second tour !
Et, il en fut ainsi. Oui, je ne voulais pas jouer les francs-tireurs, j’étais déjà membre d’un parti minoritaire, et je fis taire ma conscience politique pour faire plaisir à Gérard. Il m’emmena presque de force au bureau de vote, je n’avais nul besoin de pièce d’identité pour voter m’apprit-il. Deux témoins qui pouvaient attester de celle-ci suffisaient. Il était le premier et demanda d’emblée à l’un des assesseurs d’être le deuxième. Cet élu municipal, adjoint au Maire, homme bonhomme centriste, demi-notable de province qui croit sincèrement à la démocratie sans le machiavélisme de Sieyès, accepta sans hésiter. J’étais bientôt dans l’isoloir, j’hésitais, pris presque de vertige, attiré par l’enveloppe vide. J’hésitais mais je pensais à Gérard, j’étais incapable de lui mentir, incapable de me cacher malgré l’isoloir, et je glissai un ticket de rationnement dans l’enveloppe.