Triomphe
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Il vous sera certainement difficile d’entendre que, déambulant dans les rues de cette ville bourgeoise, très bourgeoise, du couchant de la banlieue parisienne, en cette fin mars 2020, j’étais débordant d’euphorie, de ce genre d’euphorie que j’imagine être celle du général romain retour de campagne victorieuse et auquel on décerne l’honneur suprême du triomphe, avec la seule différence – qui n’est pas la moindre – que la cité dans les artères de laquelle je défilais le menton en avant jamais ne me ferait une telle offrande, et ainsi il n’était pas surprenant que des trottoirs vides m’acclamassent. J’entendais des voix qui s’extirpaient d’un ailleurs, au-delà du temps et de l’espace. Je n’étais pas à Rome quarante-six ans avant la naissance de Jésus, et si j’avais été à Rome à ce moment-là, je n’eusse pas porté la toga picta, et il serait même présomptueux de m’imaginer arpentant la colline du Capitole parmi les Gaulois ; ma généalogie me fait fortement douter que j’aie pu avoir quelque lien avec la famille des chefs vaincus aux casques ailés.
Mon triomphe en plein confinement, si c’en était un, avait le goût amer de la revanche et même de la vengeance, mais une vengeance dont je n’étais pas acteur, une vengeance par procuration, une vengeance qui n’en était pas une. Le Capital, après s’en être pris à la classe ouvrière et aux miens, s’attaquait à la couche moyenne à laquelle je m’étais, malgré moi, amalgamé. Malgré moi parce qu’on était couché moyen comme il en allait de M. Jourdain avec la prose. Et je mens à moi-même. Disons plutôt que je me perds en anachronisme. Celui qui écrit ce jour, réécrit celui qu’il fut alors et qui n’aurait jamais osé dire qu’il s’amalgamait. Il faudrait être capable de ne pas porter de jugement, de se faire clinicien, anatomiste froid et scrupuleux. Mais, quand on écrit en poète alors qu’on se veut philosophe… En fait, je ne jugerai que moi-même ici, celui qui n’arriva jamais à trouver une place, à faire son trou bien qu’il ait creusé lui-même sa tombe. J’ai toujours été sur le chemin de… et j’ai traversé le Styx à plusieurs reprises – ça ma coûté cher en frais de nocher –, mais au retour j’ai voulu admirer Eurydice en regardant par-dessus mon épaule. Peut-être voulais-je vérifier que c’était la bonne qu’on me rendait ou bien que ses traits n’avaient pas été déformés par son séjour en Enfer. Est-ce que je la reconnaîtrais sur l’autre rive ? Maintes fois mes démons rimbaldiens ont ricané à mon oreille : « la vraie vie est ailleurs. ». Pendant mon divorce, ma femme trouva comme contre-feu pour se défendre cette phrase que j’avais prononcée un jour sans en évaluer l’infamie : « Je me sens mort depuis que nous avons cette maison ». Il fallait bien que je trouvasse une raison à mon incapacité à vivre, quelque chose ou quelqu’un qui en fût responsable. Oui, parce que je ne voulais pas me soigner de mon mal, c’était le monde qui avait besoin d’être purgé. Je me comportais ainsi par cynisme et méchanceté. Et, mis à part le couplet sur la médecine que je n’ai jamais respecté et que j’exècre encore plus depuis le printemps 2020, le début des Carnets du sous-sol de Dostoïevski dresse un portrait fidèle de qui je suis ou de qui je fus (cri d’espoir !). Et c’est essentiellement même uniquement pour cette raison que je vénère ce livre, parce qu’il a su me mettre face à ma propre misère, et c’est un fin plaisir masochiste qui me pousse à lire et relire encore ces quelques lignes :
Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je pense que j’ai mal au foie. De toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs. En plus, je suis superstitieux comme ce n’est pas permis; enfin, assez pour respecter la médecine. (Je suis suffisamment instruit pour ne pas être superstitieux, mais je suis superstitieux.) Oui, c’est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, messieurs, je parie que c’est une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si! Évidemment, je ne saurais vous expliquer à qui je fais une crasse quand j’obéis à ma méchanceté de cette façon-là; je sais parfaitement bien que ce ne sont pas les docteurs que j’emmerde en refusant de me soigner; je suis le mieux placé pour savoir que ça ne peut faire de tort qu’à moi seul et à personne d’autre. Et, malgré tout, si je ne me soigne pas, c’est par méchanceté. J’ai mal au foie, tant mieux, qu’il me fasse encore plus mal !
Chez moi ce n’est pas le foie mais l’estomac qui souffre d’anomalies, de toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné. Pourtant, j’ai essayé de me diagnostiquer.
La couche moyenne n’est pas couchée comme Oblomov. Si le personnage de Gontcharov reste allongé, indécis, si la simple éventualité de déménager le plonge dans des gouffres d’angoisse, c’est bien parce qu’il ne veut pas se hasarder dans l’odyssée du siècle bourgeois, ce petit noble russe que je tente d’imiter depuis plusieurs années, passant la majeure partie de mon temps, vautré sur mon canapé à rêver un soi-disant paradis perdu parce que je ne me vois plus d’avenir. Pourtant, j’ai cru à un moment que je pouvais devenir un Stolz l’ami allemand d’Oblomov. Je suis devenu industrieux pendant une bonne dizaine d’années. Affairé, dynamique, entreprenant. J’ai mis des costumes de représentant en photocopieuse et des cravates, j’en avais toute une collection, je raconterai comment je suis devenu centriste, chantre de la réconciliation, apologiste de l’en-même-temps, je voulais aimer et louer le monde tel qu’il se présentait, tel qu’il était possible. Marre de l’hier, de l’ailleurs. Aujourd’hui et maintenant. Mon père venait de mourir, mon fils avait cinq ans. J’habitais le quartier « riche » d’une ville de pauvres, une des dernières enclaves communistes de la région parisienne. J’étais riche chez les pauvres, mon quotient familial n’avait jamais été aussi bas et moi aussi haut. J’avais fait un beau mariage, m’avait-on dit. Je voulais que le fils d’ouvrier communiste du fin fond des Ardennes en fût légitime. J’étais même candidat sur une liste qui voulait chasser le Maire communiste de la ville. Je mettais des coups de pied dans le cadavre de mon père.
Cependant, je n’ai ni rente, ni « ami » allemand pour faire fructifier mes biens, des biens que je ne possède pas. Comme Oblomov, j’ai connu des Olga, des femmes qui exigeaient pour être auprès d’elles que l’on partît en découdre avec le monde ou qui elles-mêmes, ravage du féminisme, se laissaient abuser par les fausses promesses du travail. Travailler et gagner de l’argent tous azimuts, ne jamais ou très rarement savourer la présence de la femme aimée à mes côtés, pour pouvoir la posséder. Posséder et ne jamais jouir. Se soumettre au capital circulant, courir après, véloce affairiste, l’attraper et le renvoyer pour qu’il rebondît, mouvement infini. Se faire Chevalier inexistant qui court après L’Arlésienne, voilà la vie de l’aventurier de la plus-value. Comme j’eusse aimé avoir écrit ce livre ! Être Oblomov ! Être russe, moi qui compris en séjournant trois ans de l’autre côté du Rhin et sur les rives de la Spree que je n’avais rien d’allemand, et je me sentis si peu français lors de mon retour, peuple de couchés moyens où la médiocrité laborieuse médiocrement laborieuse est l’horizon indépassable. Être comme Dieu en France, disait-on, c’était avant qu’on y incendie les cathédrales presque millénaires.
Très jeune, j’eus envie de ne rien foutre. Je ne me voulais pas économiquement viable. Je ne voulais pas trimer. Les biens de la terre ne m’intéressaient peu. Mais si tu ne t’intéresse pas au prix du pain, le prix du pain finira par s’intéresser à toi. Le monde nous tient par le ventre et le bas-ventre. N’être pas économiquement viable dans ce monde où règne l’homo-economicus, c’est ne pas être viable du tout. Gagner sa vie à la sueur de son front ! Le travail, c’est ceux qui en font le moins qui en parlent le plus. Le dieu esclavagiste qui règne ici et qui nous a condamnés au travail, essoufflé aujourd’hui a passé le relais J’avais beau essayer de n’être qu’esprit, je possédais un corps indompté qui me rappelait mon appartenance à ce bas-monde et le « dérèglement de tous les sens » avait besoin de mon sens comme médiateur.
C’est ainsi qu’à trente ans, après une vie de vagabond, je vécus la bohème. J’aurais voulu ne jamais quitter cette chambre de donne sans douche et avec les toilettes sur le palier. Mais la chanson s’arrêta très vite dès que l’hiver fut venu. Et nous sommes ici dans un hiver qui dure depuis des décennies, des siècles peut-être. Alors je me résignai au printemps factice même si l’hirondelle que j’épousai ne faisait pas le printemps, comme il était de coutume. Parce qu’on ne peut épouser qu’une hirondelle. Et le printemps factice, c’est toujours le printemps.
L’individu qui prend conscience de son appartenance à la couche moyenne quitte cet état parce qu’il prend conscience de quelque chose qui ne peut pas avoir de conscience en tant que classe. « La conscience n’est que le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme : il avait besoin, lui, l’animal le plus menacé, d’aide et de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu’il sût se rendre intelligible pour exprimer sa détresse, et pour cela, il avait tout d’abord besoin de la conscience, donc même pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, pour « savoir » ce qu’il sentait, pour « savoir » ce qu’il pensait. » (Nietzche). Et si jamais elle eût une conscience, il semblerait que la couche moyenne l’eût perdu depuis mars 2020. Mais, en réalité, elle en fait le lent apprentissage. Et, la conscience de couche n’existe pas, on n’est le plus souvent peu conscient quand on est couché. La couche moyenne, c’est la médiocrité couchée, celle qui ne veut pas bouger, qui veut que rien ne bouge. J’avais exploré toutes les strates de cette couche – la couche moyenne est un mille-feuilles – et son plus profond désir était de ne pas faire de vagues. Elle veut laver son linge sale en famille. Elle ne se salit pas les mains au travail, elle ne souille pas son bleu. L’hygiène et la propreté sont ses plus grandes préoccupations. Elle veut avoir le cul propre quand elle monte à l’arbre des promotions. Elle a fait sienne cette guerre de chacun contre tous que l’idéologie libérale lui a fait ingérer. Elle exige que l’on dépose les armes du combat néolibérale sur le seuil. Mais, à quoi bon ? Car la maison est en ruines, seule la porte est encore debout, il n’y a plus rien à détruire, plus un seul mur debout, et de fait, plus une fenêtre à travers laquelle regarder l’horizon. L’ennemi est invisible, il a le même sang que vous ou du sang auquel votre sang s’est uni. Nous sommes dans The Thing de John Carpenter. Hiver 1982 au cœur de l’Antarctique. Une équipe de chercheurs composée de 12 hommes, découvre un corps enfoui sous la neige depuis plus de 100 000 ans. Décongelée, la créature retourne à la vie en prenant la forme de celui qu’elle veut ; dès lors, le soupçon s’installe entre les hommes de l’équipe. Où se cache la créature ? Qui habite-t-elle ? Un véritable combat s’engage. En l’absence de conscience de classe, le cinéma The Thing ou la parabole de la couche moyenne et du Covid. Une couche peuplée d’individus, si peu individu, qui a peur d’elle-même. La répression covidienne qui a pris une dimension inégalée en France a été rendue possible parce qu’il y avait eu l’échec des Gilets Jaunes. Révolte libertaire, celle-là, anarchiste. Sans dieu, ni maître.
Je triomphais, solitaire. J’aime les oxymores, et le monde dans lequel en vérité je ne déambulais pas mais m’empressais d’aller chercher de quoi renouveler mon être biologique, me livrait un gratiné de contradictions irréductibles, et quand les contradictions n’ont pas de solution, elles n’en ont qu’une et c’est la destruction de la logique elle-même qui les a engendrées. C’est-à-dire que je voyais dans les rues vides advenir la fin du capitalisme, la fin de ce système qui avait détruit la classe ouvrière, qui avait détruit corps et âmes le milieu qui m’avait vu naître et où j’avais grandi ; qui avait détruit ceux dont on avait sucé le sang jusqu’à la moelle et qui avait offert à la couche moyenne des logements salubres, des voitures confortables et rapides, des supermarchés remplis jusqu’à la gueule, de la pacotille comme on en offrait au sauvage chez qui on venait piller, pour qu’elle acceptât, la couche moyenne, de détourner le regard pendant que le capital détruisait le prolétariat. Oh ! Certes, on était loin aujourd’hui de Germinal quand même me direz-vous, loin de la catastrophe de Courrières où les patrons de la compagnie des Mines décidèrent, pour ne pas perdre le gisement, de condamner la fosse où des mineurs survivaient encore, où Clemenceau ce grand homme, paraît-il, puisqu’on l’écrit dans les livres d’histoire, envoya la troupe – trente mille hommes ! – pour calmer les gueules noires. Mais, c’est surtout moi qui en étais loin, c’est moi qui m’en étais éloigné pour ne pas mourir sous les décombres de la destruction. Mon divorce m’avait poussé à aller fouiller dans ces ruines par instinct de survie. J’avais cru enfouir sous une dalle de béton bourgeoise la dépouille de mes origines honteuses. J’avais honte parce que j’étais un vaincu, parce que triomphaient une nouvelle fois ceux qui avaient emprisonné, déporté et fusillé en 1871 et que La République avaient sacré comme des grands hommes. Oui, mon ami O., a bien raison, je lui concède, il ne s’était rien passé de vraiment nouveau en mars 2020. C’est la partie couche moyenne en moi qui s’agite quand je prétends le contraire, ce petit codicille de moi-même qui accepte encore le contrat frauduleux avec ce monde, qui essaie de s’y raccrocher car il est douloureux de ne plus avoir commerce avec lui. J’avais loupé l’insurrection Gilets jaunes parce que le gilet jaune en moi était mort depuis la Chute du Mur de Berlin, victoire (définitive?) de la contre-révolution néo-libérale, apogée de la liberté et de la démocratie triomphant de la dictature communiste. Comme c’était beau Rostropovitch et son violoncelle à Check Point Charlie mais il faut que le cadavre rapporte maintenant s’excitait la vermine. On ne perdrait rien pour attendre. « Moscou version 1991 produisit sur Tiozkine une impression plus détestable encore qu’un an auparavant. Toute la vermine, toute la merde, qui jusqu’alors se planquaient dans les coins, étaient remontées à la surface. » J’étais Tiozkine, le héros d’Alexandre ou la vie éclatée d’Alexis Varlamov. Je m’étais effondré avec le Mur. J’étais effondré sous le Mur. Je vécus effondré sous le Mur, survivant dans une poche d’air, me résignant à sortir un bras quand je ne puis plus respirer, j’attraperai la première proie qui passerait, j’avais la force de la mort, l’énergie de la vie. J’acceptais ma condition de zombie.
Et toute cette vermine, toute cette merde, je la vis ressortir au moment du Covid.
C’est pourquoi le triomphe amer n’en est pas un, et pour triompher il eût fallu que je fusse la proie d’un cynisme funèbre et cruel. L’assignation à résidence avait mis à l’épreuve la vie conjugale. J’avais surtout de la compassion pour les amours naissants, pour les jeunes couples séparés. Seuls les couples « légitimes » avaient le droit de sortir ensemble durant l’heure autorisée. Il était interdit de rencontrer une personne qui ne vivait pas sous le même toit que vous.
Si j’avais cru pendant quelque temps aux récits catastrophiques importés d’Italie où, nous racontait-on, des villages entiers de Lombardie étaient décimés, je n’avais eu peur pour ma famille et mes amis que pendant quelques jours. Très vite, ma méfiance congénitale envers ceux qui détenaient le pouvoir repris le dessus, et les faits confirmaient que j’avais raison de ne pas êtres dupe. Pouvait-on nous vouloir du bien en empêchant les médecins de prodiguer leurs soins ? Je n’avais pas eu peur pour moi.
J’avais compris et établi qu’il n’y avait pas une mais deux conditions humaines. D’un côté ceux qui devaient gagner leur vie et de l’autre ceux qui l’avaient déjà gagné, ceux à qui elle était offerte sur un coussin de soie surmonté d’un plateau d’argent dès la naissance. Et j’étais né parmi les prolétaires, parmi ceux qui ne possèdent rien, sauf leurs bras. Peut-être aurais-je « réussi » dans ma vie si je n’avais pas été happé par ce sentiment d’injustice. Pourquoi devait-on compter chaque sou chez moi, pourquoi notre abri était si précaire, nos repas si pauvres, notre feu de bois vert ? Et je ne parle même pas des vêtements… Si j’ai échoué, si ma vie (sociale) a été un échec, c’est parce que dès le départ, je me suis lesté d’un handicap dont mes origines n’avaient vraiment pas besoin. Je ne voulais pas gagner cette vie-là, et vouloir de la vie des autres était un affront, une injure que je ferais à mon clan. J’ai cru qu’il était possible, qu’il m‘était possible de changer cet ordre des choses. Je ne vivais que pour ça, que dans cet espoir. Et, je le voyais briller à l’Est cet espoir. Tout y était bien imparfait mais j’avais le sentiment que le plus pauvre n’avait pas à craindre le lendemain, qu’il n’avait même pas à y penser, qu’on le pensait pour lui, qu’il ne devait pas « gagner sa vie », puisque l’avenir était offert à ceux qui ne possédaient rien que leurs chaînes ! Je visitai la RDA pendant trois semaines en 1987 ! Je crus que j’allais y rencontrer des jeunes qui loueraient leur pays, l’idéal qu’ils étaient en train de construire. Non, ils désiraient acquérir un peu de devise capitaliste pour s’acheter des sodas et des barres chocolatées dans les Intershop, ces magasins qui vendaient des produits occidentaux où légalement il fallait montrer patte occidentale pour y entrer. Les jeunes de la FDJ voulaient échanger leurs chemises bleus contre nos tee-shirts à motifs. Les serveurs dans les cafés de « luxe » que nous pouvions fréquenter grâce à notre pouvoir d’achat nous proposaient des taux de change vingt fois supérieur au taux légal. Certains de mes compagnons avaient fait l’échange mais ils ne trouveraient pas de quoi dépenser les quelques milliers de ddr-marks dont ils étaient possesseurs. Oui, car il n’y avait pas grand-chose dans les magasins, les menus des restaurants que nous fréquentions n’étaient pas très diversifiés. Mais, c’est parce que les restaurants ressemblaient plus à des cantines populaires, parce que les rayons des magasins étaient à moitié vides que je voulais vivre dans ce pays. Oui, j’eus la tentation de rester là-bas. Si j’avais parlé allemand, si j’étais tombé amoureux d’une jolie autochtone… Pour moi, la vie ici ressemblait à la vie réelle qui était la mienne et celle de mes parents. Ils oseraient ici aller au restaurant et ils pourraient se le permettre. Les magasins vides: hé bien, c’étaient des magasins qui ne mentaient pas, des magasins qui ressemblaient à ce que je voyais réellement dans les magasins chez moi, c’est-à-dire des magasins où je ne pouvais rien m’acheter et donc vides pour moi et que j’hésitais de regarder. Et, je me refuse toujours aujourd’hui instinctivement de regarder les vitrines des magasins. « [Les marchandises] sont bien plutôt des preuves de notre imperfection que de notre puissance : pour la simple raison que, dans un pays hautement industrialisé, l’abondance des produits exposés mais impossibles à acheter est tout bonnement écrasante ; la rue commerçante n’y est-elle pas l’exposition permanente de tout ce que l’on ne possède pas ? » (Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme). Ici, en Allemagne de l’Est, rien ne m’écrasait. Ma famille n’aurait pas eu honte de ce qu’elle était. Je n’aurais pas eu honte de moi-même. Ici paradait le défilé permanent de la Worker Pride. Je tenais ma revanche sur toutes les humiliations subies, toutes celles que l’on subit quand on est pauvre. Ici, on ne me classerait pas selon le quartier que j’habiterais, on ne me jugerait pas selon les vêtements que je portais. Ici c’était le producteur qui était loué et non pas le consommateur. On ne vous demandait pas d’être « économiquement viable ».
Je vécus la Chute du Mur de Berlin comme ma première catastrophe. C’est-à-dire comme un bouleversement, une fin, un dénouement. Mon voyage en RDA m’avait ôté toute illusion. « C’est foutu », avais-je dit à un ami. Il est facile de reporter ces propos a posteriori. Mais je n’ai rien à gagner à ce que vous me croyez… ou pas.
Le Capital n’avait plus personne en face de lui. Il était seul et gonflé de son triomphe, il allait se permettre tout et n’importe quoi. De plus belle. Avez-vous sincèrement cru que c’est le peuple qui avait fait tomber le Mur de Berlin à coups de pioche ? Oh ! Ce n’est pas complètement faux. Mais c’est avant tout parce que les dirigeants eux-mêmes n’y croyaient plus, la classe bureaucratique au pouvoir dans les dits pays de l’Est avait une place au chaud réservée dans quelque conseil d’administration d’entreprise. Ceausescu, le despote mégalomane roumain, fut un cas isolé. Il formait avec sa femme un vrai couple Ubu. Celle-ci – anecdote qui serait croustillante si le couple n’avait pas affamé son pays pour rembourser la dette et se construire un palais monumental – , était une fidèle cliente de La Redoute à Roubaix, paraît-il. On ne pouvait pas chasser toute la bureaucratie (l’administration) d’un pays, quoi que les Allemands de l’Ouest ne s’en privèrent pas vraiment pour mettre à genoux la RDA. Juste un exemple : les diplômes de puéricultrice de l’Allemagne de l’Est furent jugés non valables. Mais ces questions demanderaient d’autres développements et de creuser les faits et méfaits de la Treuhandanstalt, l’organisme ouest-allemand chargé de la privatisation des biens de l’ex-République démocratique allemande après la réunification du pays.
Je n’ai pas fêté la chute du Mur de Berlin à ce moment-là. Je savais que la liberté offerte par le soi-disant libéralisme était une liberté factice. J’aurais pu m’exprimer ainsi que le faisait Rita Vogt (dans le film presque éponyme Les Trois vies de Rita Vogt), ex terroriste de la RAF, réfugiée en RDA et y menant une vie d’ouvrière, qui réplique à l’une de ses camarades d’usine alors que celle-ci se réjouit de pouvoir enfin goûter au paradis marchand de l’Ouest : « Tu pourras porter des jeans mais ton cul ne t’appartiendra plus ».
Le pillage pouvait commencer.
*
La fille était magnifique dans sa courte jupe en daim. Elle s’était assise sur un banc de la terrasse de la Jugendherberge et croisait les jambes de manière à mettre leur beauté en évidence. Elle s’offrait. Elle venait s’offrir au premier français qui l’aborderait. Joubert croisa son regard un instant. Elle ne détournait pas les yeux. C’est le jeune homme qui les baissa, troublé, tremblant déjà. Bon dieu, ce qu’elle était belle ! Il lui suffisait de faire quelques pas, d’aller s’asseoir à ses côtés et il pourrait bientôt caresser ses sublimes cuisses.
Dix ans. Un peu moins de dix ans de là. Il n’avait pas oublié la pose suggestive de la fille, sa manière provocante de venir s’asseoir, seule est-allemande, au milieu du groupe des français. Sa jupe en daim. Oh ! Ses jambes !
Aujourd’hui encore il regrettait d’avoir dissimulé son iaffligeante timidité derrière sa méconnaissance de la langue allemande. Oser ! Son anglais était suffisant pour ce qu’il était déjà convenu qu’il pourrait se passer entre elle et lui. Il la désirait tant et en était comme foudroyé, imbécile, incapable. Il ne l’aurait pas. Alors, il la méprisa. Elle avait pour toute ambition de se taper un français, frimer à la rentrée auprès de ses copines de Fac en leur racontant sa partie de jambes en l’air avec le monde libre.
Joubert, lui, n’était pas venu pour cela. Il était venu pour découvrir le socialisme réel, et non pas pour perpétuer le mythe du french lover, pour jouer au conquérant, pour piller. Joubert avait envie de lui dire, à cette fille, qu’elle avait une responsabilité historique. Écarter les cuisses devant un jeune petit-bourgeois de l’Ouest, c’était trahir la grande cause.
Un morceau du rêve, il était, Joubert ? Oui. Malgré lui. Il avait envie de lui dire à cette beauté combien la vie était dure à l’Ouest. Que pouvait-elle comprendre ? C’est tout ce qu’elle n’avait pas envie d’entendre. C’était une jeune fille comme tant d’autres jeunes gens qui voulait vivre, désirer, jouir. Vivre.
Personne pour s’intéresser à Goethe et Schiller alors qu’ils se trouvaient à Weimar.
Joubert avait très vite compris que parmi ses compagnons de voyage, les uns étaient venus parce que leur séjour était en partie financé par le Parti communiste, comme lui, et qu’ils pouvaient ainsi s’offrir trois semaines de vacances à très bon marché, et les autres pour savourer des vacances exotiques, pour jouer aux originaux, pour rapporter un nombre de trophées supérieurs à ceux de leurs potes partis baiser de l’Anglaise et de la Hollandaise sur la Costa Brava.
Dès le premier soir à Neubrandenburg, une ville nouvelle désolée, d’une tristesse douceâtre, où ils avaient séjourné cinq jours, Joubert comprit qu’il ne pourrait pas parler d’égal à égal avec les jeunes gens du Pacte de Varsovie. Les Polonaises présentes à l’arrivée du groupe étaient devenues quasiment hystériques lorsqu’elles comprirent que le car déversait une vingtaine de jeunes Français.
Le soir-même, pas un français qui n’eut pas une, voire deux polonaises qui passèrent entre ses bras. Même Joubert, pour ne pas se distinguer, se laissa faire et passa quelques instants à embrasser l’une d’entre elles. Il ressentit un peu de dégoût. Mais, la Polonaise n’est pas une Marie-couche-toi-là. Les pères catholiques étaient encore influents dans leur pays. Leur Jean-Paul II était en pleine Gloire. Elles ne passeraient pas sous les draps.
Les choses se compliquèrent quand une bande de jeunes russes débarqua à l’auberge de jeunesse. Une horde de sauvages lâchés en pays conquis. Joubert n’avait pu nier la réalité, très surpris par le comportement de brute des Russes. Dès le premier soir, il burent comme des trous et se ruèrent sur les Polonaises. Les jeunes filles terrorisées trouvèrent bien entendu refuge auprès du monde libre. On faillit en venir aux mains. Mais, les Russes finirent par noyer leur frustration et leur surabondance de testostérone dans la vodka est-allemande infâme qu’ils partagèrent de bon cœur avec les compatriotes de Joubert. Des femmes, seulement des femmes ! Se battre pour elles ? Allons ! Rien ne vaut une bonne biture entre gaillards.
La fille avec la jupe en daim très courte savourait l’ambiance qui régnait dans le très beau jardin de la Jugendherberge et profitait du soleil du mois d’août. Elle restait là sur son banc, sans montrer aucun signe d’impatience, sans aucune velléité d’en partir. Un des jeunes français vint s’asseoir à côté d’elle après avoir demandé galamment l’autorisation de la jeune fille.
Joubert ressentit beaucoup d’amertume et même du dégoût. Évidemment, c’était l’un de la bande des quatre qui avait osé l’aborder ! Un des quatre Parisiens, membres des Jeunes socialistes, quand tous les autres étaient à la Jeunesse Communiste. Ils étaient leur Cheval de Troie. Beaux garçons, bien soignés, habillé à la dernière mode, Parisiens, « socialistes » sans socialisme, libéraux-démocrates. Une affiche de propagande vivante pour le capitalisme occidental. Toute jeune fille qui avait grandi dans la grisaille est-allemande – elle était réelle, cette grisaille, mais elle plaisait à Joubert, cette tristesse était au diapason avec son âme, elle avait pour lui quelque chose de réconfortant – , toute jeune fille du socialisme réel ne pouvait être que charmée par ces jeunes hommes épanouis, diffusant une vraie joie de vivre, parangon de l’individualisme libéral, de la réalisation de soi, éloge du narcissisme, porte-étendard du monde libre et du dividende, de la modernité qui flamboyait de l’autre côté. L’abondance, le bien-être, la liberté.
Autant dire que ce voyage manquait son but. Il se sabordait. C’était un naufrage total. Les Français ne venaient pas découvrir le paradis socialiste : il n’existait pas, le paradis socialiste. Ils avaient emporté dans leur bagage le diable capitaliste qui venait corrompre les âmes de la jeunesse est-allemande.
Joubert était plein de confusion à son retour. Qu’allait-il bien pouvoir raconter aux vieux communistes qui avaient mis la main au portefeuille pour lui payer son voyage ? Que si on voulait baiser, il fallait prendre sa carte au PS ? Il était effondré sous la frustration, le ressentiment et l’amertume. Les vieux communistes ne voulaient entendre qu’une seule chose : qu’ils ne s’étaient pas battus en vain toute leur vie. Il était désemparé.
La fille à la jupe en daim très courte avait soudainement disparu, le jeune socialiste aussi.
Chapitre 30 de Le Jeune homme et la mort, roman inédit (à paraître). Merci à Céline pour sa relecture.