13 août 2021

Comment Dieu n’a pas voulu de moi

Par Philippe

J’ai raté Dieu dans mon enfance. Le Seigneur habitait la plus grosse maison de la petite ville de province, moins de huit mille habitants, recluse au bout des Ardennes, où j’ai vu vu le jour et où j’ai passé près de vingt ans à fantasmer le reste du monde, toute cette vie qui n’était pas la mienne.

Un enfant de sept ans ne peut pas avoir d’avis, n’a pas à en avoir, pensait ma mère – elle ne le pensait pas, elle n’y avait jamais réfléchi – ; et ainsi, que son fils, un enfant, puisse avoir une pensée, une opinion la terrorisait comme s’il avait été accablé de quelque monstruosité. Sans tenir compte de ce que je pouvais dire, ma mère m’avait inscrit au catéchisme. La religion chez elle était au mieux une superstition, un truc de bonne femme craintive qui respecte les traditions et qui ne va pas se frotter à ce qu’elle ne connaît pas. Si on avait parlé de foi devant elle, elle n’aurait pas su de quoi il était question et elle aurait détourné la conversation. Un enfant devait suivre les cours de catéchisme pour faire sa communion, comme il était allé de soi qu’il fût baptisé quelques semaines après sa naissance.

Je marchais aux côtés de ma mère quand elle m’annonça la nouvelle de mon rendez-vous avec le petit Jésus. Je revois précisément le chemin parcouru, l’endroit précis où je me suis arrêté, pour trépigner, lâchant la main de ma mère : nous passions devant la boulangerie industrielle qui était fermée depuis longtemps, d’où je n’avais jamais vu sortir une baguette ; un petit bâtiment blanc avec de grosses lettres peintes en rouge sur le mur qui donnait sur la route ; oui, c’était là que j’avais exprimé pour la première fois de l’incompréhension envers ma mère, peut-être même là que tout simplement, pour la première fois, je ressentis quelque chose pour sa mère. « Non, je n’irai pas ! Je n’irai pas. ». J’avais répété cette phrase à rendre folle la femme qui m’avait mis au monde, qui perdait ses nerfs à la moindre contrariété. Elle serrait les dents et se retenait parce que nous étions dans la rue. Mais, je ne perdais rien pour attendre, une fois rentrés…

Je suis dans l’allée qui mène à cette immense maison – immense pour moi à l’époque – où je vais prendre ma première leçon de catéchisme. J’ai quarante-cinq ans de moins.

Aucun enfant dans cet immense parc, c’est la première vision que j’avais eue, ma première surprise. Je ne me doutai pas qu’il existât des individus qui pussent jouir pour eux seuls, pour leur seule famille, de tels lieux. Comment se faisait-il que je ne fusse jamais venu jouer ici avec ma classe, dans le plus beau parc de la ville ?

Les statues posées de chaque côté de l’allée en pierre qui menait à la maison arrêtèrent mon pas. Je me sentais comme un intrus en ces lieux. Je m’étais trompé d’adresse. J’eus peur et je m’arrêtai, tétanisé. Tout ici était inquiétant. Je rebroussai chemin timidement avant même d’avoir fait un pas sur le dallage. Je posai le pied avec délicatesse sur le gravier qui craquait sous mes semelles. Puis, je m’accrochai à l’immense grille d’entrée mal entretenue, rouillée de partout, mais impressionnante, grille devant laquelle j’étais resté imbécile pendant de longues minutes avant d’oser la franchir. Je m’étais décidé à entrer parce que j’avais craint de paraître suspect aux yeux des rares passants. Ils allaient s’alarmer de ma présence longue et incongrue ici, de ses allers-et-retours sur ce trottoir.

Et me voilà de retour devant cette grille, tremblotant, reniflant mes larmes, abandonné. Si je rentrai chez moi, ma mère, j’en étais sûr, m’aurait attrapé par la main sans ménagement et m’aurait ramené de force. J’imaginai l’état de furie de ma mère qui se mettait en colère pour beaucoup moins que ça. Elle m’obligerait à pénétrer dans cet endroit où elle se sentirait encore plus mal à son aise que son fils. Elle me donnerait les pires noms de la terre et m’humilierait devant tous les autres enfants. Elle raconterait tout à la femme qui les accueillerait. J’aurais eu honte pour moi et pour elle.

Je retins difficilement mes larmes. Je devais surmonter l’état de terreur – le mot n’était pas exagéré – dans lequel je me trouvai. Je repris ma marche en avant. Les statues parlaient entre elles, se moquaient de moi, s’offusquaient que j’osasse passer effrontément devant elles, m’intimaient l’ordre de partir. Je parvins tout de même au bas de l’escalier qui menait à la porte d’entrée. Je vivais là encore une expérience inédite. Jamais, je n’avais emprunté l’escalier extérieur d’une maison. J’hésitai encore, convaincu que l’entrée de la demeure ne pouvait pas se trouver en haut de ces marches. J’étais à bout de nerfs. Des crampes dans les intestins. Une grosse envie soudaine d’aller aux toilettes.

Je me vis sonner à la porte. Au bout d’un temps qui me parut très long et trop court – j’eusse été heureux que personne ne vint m’ouvrir –, une dame me reçut avec un grand sourire. Blanc, du blanc. De la lumière. Une extrême propreté. Le couloir recouvert d’un carrelage blanc et des murs tout aussi immaculés. J »en étais ébloui, presque aveuglé.

La dame me demanda d’ôter mes chaussures. J’avais craint cette obligation. Mes godasses en croûte de cuir, bon marché, des fausses Clark, avaient perdu toute imperméabilité – si elles en avaient jamais eue ! Mes chaussettes étaient trempées, grises d’eaux sales. J’essayai de marcher sur la pointe des pieds pour faire le moins de traces possibles. Et, je vins m’asseoir dans la cuisine à côté de la douzaine d’autres enfants qui attendaient sans faire un bruit. J’étais le dernier. Ils me regardèrent un peu de travers, hostiles.

Le cours commença. Au bout d’un quart d’heure à peine, le téléphone du couloir d’entrée sonna. La dame alla répondre. Quand elle revint, le petit garçon qui n’avait pas oublié les traces qu’il avait laissées, qui ne pensait qu’à ça même, incapable de se concentrer sur le cours, comprit tout de suite que la femme avait abandonné toute gentillesse dans ce couloir.

– Qui a sali le couloir ? demanda-t-elle sans préambule. Elle ne criait pas. Je savais qu’elle savait.

– Je veux que celui qui est responsable se dénonce !, reprit-elle.

J’étais le seul à pouvoir le dénoncer. Je ne le fis pas. Je fis face à une autorité dont je ne pouvais qu’exagérer la puissance. On ne me promettait rien de bien. Je ne me jetterais pas volontairement dans la gueule du loup.

–Bien puisque c’est ainsi, vous allez passer devant moi l’un après l’autre en me présentant vos pieds.

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