Dans mes rêves les plus fous 1
A-t-on les rêves que l’on mérite ?
« Je n’aurais jamais imaginé dans mes rêves les plus fous une Fnac ou un Décathlon à Givet ». C’est ainsi que le journal L’Ardennais titrait en janvier 2020, l’interview que lui avait accordée M. Claude Wallendorff qui quittait ses fonctions de Maire de Givet après y avoir passé 19 ans et réalisé au-delà de ses rêves les plus fous.
Sans attendre, sans préambule, je tiens à défendre M. Wallendorff contre le mépris que pourraient susciter ses propos chez mon lecteur. Je le mets en garde, ce même lecteur, contre cette attitude d’autant plus qu’elle fut la mienne. Comprenez d’abord que M. Wallendorff ne parle pas de ses rêves personnels mais de ceux d’un Maire conscient de ses possibilités d’intervention dans la vie publique, et elles sont bien modestes. Le fait qu’il fut élu à trois reprises – et même plus que cela car je l’ai connu premier adjoint très dynamique à la fin des années 1980 – prouve bien, puisqu’on est en démocratie, que ses rêves ont tutoyé les rêves des administrés de la Commune. Combien d’habitants de Givet ont dû s’exclamer : « Je n’osais même pas en rêver et M. Wallendorff l’a fait ! ».
Ne réagissons pas en privilégiés habitants de la région parisienne qui ont largement profité de l’abondance et qui peuvent se payer le luxe de détourner le regard, blasés, quand ils croisent l’une de ces enseignes. Il faut savoir comme moi ce que fut Givet pour y avoir vécu mes vingt premières années – j’y vivrai peut-être mes vingt dernières… – pour comprendre que si les rêves de M. Wallendorff sont ceux de tous et si leur réalisation est bien plus que folle, c’est parce qu’ici on a toujours rêvé de la Ville, de la grande Ville, de ses lumières, de son abondance, de son offre pléthorique, de ses promesses de consommation illimitée. C’est aussi parce qu’on n’avait connu jusqu’ici que le pire de la mondialisation en marche depuis plus de quarante ans : destruction de milliers d’emplois industriels et le chômage qui l’accompagne, exode massif de la population – en quarante ans les Ardennes ont perdu 30 000 habitants –, enclavement de la Pointe des Ardennes, Pointe qui ressemblait de plus en plus au village d’Astérix mais un village sans potion magique et dont les habitants, vaincus et humiliés, avaient déposé les armes aux pieds des Romains du XXe siècle, des Romains transformés en barbares qui travaillent à Bruxelles pour le compte de la Commission européenne. Derrière son allure de Has been, ses références ringardes, ses coutumes arriérées, Givet était à l’avant-garde du travail de destruction mené par de fiers messieurs endimanchés, souvent jeunes diplômés de Grandes Écoles, cachés derrière les vitres aveugles de leurs bureaux anonymes de Bruxelles, versions 1.0 de l’androïde, le diabolus ex machina, que l’ingénierie sociale a programmé pour l’Élysée et qui, détrompez-vous, ne bugue pas, mais exécute avec perfection la nouvelle version du même logiciel qui fut lancé ici. Les Ardennais, avec les Lorrains et les habitants du Nord-Pas-de-Calais furent de coriaces bêta-testeurs, exactement ce qui est nécessaire à un logiciel dans sa phase d’essai et de lancement. J’y reviendrai…
Je ne peux que plaindre l’habitant de la région parisienne – surtout quand il est de la classe moyenne aisée et qu’il habite la banlieue ouest – qui a dû attendre plus de quarante ans avant de découvrir l’illusion entretenue par la matrice. Je le plains parce que, plus on attend, plus la pilule rouge est dure à avaler*. J’écris cela alors que, si je réfléchis bien, mon désir de quitter Givet était simplement guidé par l’envie de rentrer dans la matrice. Il aurait fallu me rebooter complètement et effacer toute ma mémoire pour que j’y parvinsse. Le travail de sape de l’histoire n’en était encore qu’à ses débuts, et j’avais une version de moi-même bien trop obsolète pour pouvoir être upgradé.
La Fnac, celle magnifique des Halles, fut le premier endroit où je me rendis quand je débarquai à Paris à la toute fin de 1988. Je ne concevais d’ailleurs même à l’époque qu’il pût exister d’autres librairies à Paris… Ses rayons contenaient ce que je ne pouvais pas même imaginer dans mes rêves les plus fous. Le seul rayon de poésie devait contenir à lui seul quatre, cinq, dix fois fois plus de livres que n’en avait la librairie de Givet où presque personne ne mettait les pieds. La Fnac d’aujourd’hui ne ressemble en rien à celle de mes rêves d’antan. Elle a dû s’adapter pour survivre. Le livre et le disque y sont anecdotiques. Mais, le jeune ou le moins jeune y trouve de quoi assouvir ses désirs s’il n’a pas la patience d’attendre la livraison d’Amazon.
Peut-on franchement reprocher à quelqu’un qui a été matraqué par les pubs de McDonald’s pendant des dizaines d’années d’avoir la satisfaction de pouvoir y aller enfin quand il veut avec ses enfants ou même ses petits enfants ? Parce que, oui, il y a même un McDonald’s à Givet. Grâce à M. Wallendorff !
(à suivre).
* Voir le film Matrix auquel je fais allusion.