Dans mes rêves les plus fous 11
Nous entrerons dans la carrière,
Quand nos aînés n’y seront plus ;
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus. (Bis)
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leur cercueil
Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre.
La Marseillaise
À présent, dit-elle, regardant en arrière, elle voyait bien que l’histoire n’était faite de rien d’autre que du malheur et des affections qui déferlent sur nous, sans trêve ni repos, comme les vagues sur le rivage de la mer, si bien, dit-elle, que tout au long de nos jours terrestres nous ne vivons pas un seul instant qui soit véritablement exempt de peur.
Les Anneaux de Saturne, W. G. Sebald
Le fossoyeur et le terroriste
Le père, fossoyeur de l’emploi, et le fils, terroriste : un genre de transmission ? Nous avions accepté l’interpellation, notre désignation par le pouvoir, et endossé les destinées funestes qui leur correspondaient ; les deux pieds dans le même sabot, nous nous étions affalés dans nos tenues d’hypo-héros. Le pouvoir nous montrait du doigt avec toute la vulgarité dont il était coutumier, tout diplômé de l’ENS fut-il, il nous alpaguait, nous attrapait par le col et nous acceptions de nous laisser prendre comme du petit gibier au lieu de lui cracher à la gueule. Là commençait notre servitude volontaire, dans notre incapacité à être sourd aux injonctions du flic parce que nous étions habitués à la violence dont le pouvoir était coutumier. Pour lui résister, il fallait se cacher, vivre sans identification possible, sans désignation, sans nom, sans visage. Sans ascendance, ni descendance. Vivre pour vivre, vivre pour soi. Mon père creusa son trou sous lui à partir de ce moment-là. Je ne sais toujours pas si je veux le venger ou le suivre dans la tombe, dans le mutisme. Je peux en vouloir à ma mère, à ses volées de bois vert. Mais, j’en reviens à Vallès : « Je suis ennemi de la guillotine paternelle, du fouet de famille, du despotisme infâme du foyer, mais je hais l’État avant tout. C’est même l’État qui fait les pères féroces en sanctifiant l’autorité. » J’en reviens à mes seize ans ; presque quarante ans à essayer de mes débarrasser de l’invective « Terroriste ! » et en avoir été incapable. La souillure était une maladie mortelle congénitale. L’injonction était une injection dont le pouvoir connaît tous les effets indésirables qui sont les effets qu’il désire. Vous rendre malade de vous-même telle est la mission du pouvoir. N’essayez pas de l’attaquer de front, il viendra toujours par derrière de toute manière vous faire le coup du parapluie bulgare. Vous détruire est sa seule raison d’être, détruire ce vous-même qui peut avoir du pouvoir sur vous-même. Il n’y a pas plus de libéralisme ici, dans l’empire américain et chez ses vassaux, et encore moins de néo-libéralisme qu’il n’y eut de communisme en Union soviétique et dans ses pays satellites.
Mon père aurait souhaité que je devinsse avocat. Presque en silence. Je n’en sus jamais rien de son vivant. C’est mon frère qui me fit cette révélation lors de l’enterrement de mon père. Je n’en fus pas surpris. Simplement, je me demandai pourquoi mon père n’avait jamais pu me confier ce genre de souhait. Pourquoi ne l’avais-je pas appris directement de sa bouche ? L’indécence était là. Ne pas savoir dire une seule chose un tant soit peu intime – si peu intime en l’occurrence – à l’intéressé qui était son propre fils relevait de la pathologie. Le dire à mon frère pour se dire qu’on l’avait dit, et en même temps, ainsi, dire que cela n’avait aucune importance. Comme s’il avait peur de moi. Comme si me le dire directement, c’eut été briser un charme magique qui peut-être me pousserait à devenir avocat. Tout simplement, il avait eu peur de détruire son rêve. Tant qu’il ne m’avait pas posé la question, il ne s’était pas confronté au risque d’une réponse négative de ma part. Tant qu’il ne m’avait pas entendu lui dire que je ne voulais pas devenir avocat, il était possible que je le devinsse. Continuer à vivre dans le rêve, posséder encore quelques rêves. Cet espoir vivace pour se dire qu’on n’avait pas tout raté, que tout était foutu. Garder l’espoir. Mon père avait-il toujours cet espoir le jour de sa mort ? Non : sinon, il ne serait pas mort. Parce que sa mort, il l’avait sentie venir. Il avait fait deux premières attaques la veille de son infarctus fatal. Il avait fait du secourisme et savait reconnaître les symptômes. Il le savait, il n’a rien fait. Et, ma mère a été assez idiote pour ne pas outrepasser le refus de mon père d’appeler les pompiers. A qui en vouloir ? A mon père qui a laissé la mort décider ou à ma mère qui n’a pas osé se révolter ? Ils ont laissé la mort s’occuper d’eux, comme ils avaient laissé faire la vie. Les regarder faire toutes les deux du bas de leur agenouillement. Leur humilité, une humilité monstrueuse, comme d’autres naissent avec des infirmités physiques incurables. Nous ne sommes rien. Deviens avocat, mon fils. Soyons tout. Ils ont vécu effacés. Leur mort ne serait pas synonyme de disparition. On ne peut disparaître quand on n’est jamais apparu. Une vie de reclus – non pas d’exclus car personne n’est vraiment en dehors du monde mais n’est qu’à un bout ou l’autre de ce monde, en haut ou tout en bas, au milieu : princes, banquiers, clochards, ouvriers, professeur, quels qu’ils soient ne sont pas à l’extérieur de ce monde -, une vie où l’on n’a la maîtrise que sur les quelques mètres carrés de son logement HLM. Quelques pas dehors et c’est l’aventure. Un monde qui se construit sans eux, contre eux, qui n’a pas besoin d’eux, qui les pousse dehors. Et, ce sont eux qui se battent pour s’accrocher au monde qui cherche à les pousser vers la sortie, qui font tout ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils sont. Il m’aura fallu du temps pour comprendre qu’ils ne pouvaient être que ce qu’ils sont, pour enfin cesser de les juger, de les condamner. Je parle surtout de mon père. Quand le social se mêle à l’intime, cela complique le jugement. La raison n’est alors pas la seule juge. Je ne peux exclure ma condition de fils quand je pense à eux. Et c’est grâce à ce statut que je peux retrouver le chemin de la responsabilité. De ma responsabilité vis-à-vis de mon père. Je me souviens de la confidence qu’ils avaient faits à mon frère alors qu’ils rentraient d’un séjour chez moi et ma femme. « Quand on est avec eux – ils parlaient de mon ex-femme et de moi-même – on ne sait plus qui sont les parents et qui sont les enfants. » Je les traitais comme des enfants, c’était vrai. Je les maltraitais comme des enfants qu’on n’a pas désirés et qu’on n’a pas osé abandonner. Comme beaucoup de monde, et parce que j’avais intégré les valeurs de ma belle-famille, je baignais alors dans la doxa pseudo-libérale. L’idéologie de la prédestination, ce fascisme qui ne dit pas son nom. Ils étaient à la place qu’ils méritaient. S’ils s’étaient un peu remués, ils auraient pu s’en sortir. Chacun avait sa chance au départ, si on se ratait, il ne fallait s’en prendre qu’à soi, non, même pas s’en prendre à soi mais admirer ceux qui réussissaient et qui avaient la bonté de nous laisser quelques miettes. Malgré moi, la doxa pseudo-libérale avait prise sur moi. Parce que j’avais besoin de me dire que j’avais ma chance, que si je faisais des efforts, si je me donnais à corps perdu, je décrocherais le gros lot. J’avais besoin de cela pour m’extirper de ma gangue de reclus. Je voulais qu’on ne me reconnût pas comme leur fils, qu’on ne puisse pas croire que j’étais d’eux. Ils me faisaient honte. Seulement honte ! Le jour de mon mariage, une tante de ma femme, après avoir fait la connaissance de mes parents, demanda à mon épouse si j’avais été adopté. Je fus brisé quand ma femme me rapporta ses mots. Proprement brisé en deux. La fierté et la honte. J’étais parvenu là où je voulais arriver. Je n’étais plus leur fils aux yeux du monde. Mais, j’étais leur fils, je resterais leur fils. J’eus honte d’avoir honte d’eux. Je comprends aujourd’hui pourquoi mes parents quittèrent le mariage très tôt, en catimini. Je n’étais plus leur fils, ils n’allaient pas rester plus longtemps au mariage d’un étranger. Ils ne pouvaient prendre langue avec personne, ils n’avaient pu échanger un seul mot avec mes beaux-parents rencontrés pour la première fois la veille au soir. J’avais rejoint le camp d’en face, le camp de ceux qu’ils avaient considérés comme leurs ennemis toute leur vie. Infants, resteraient-ils, car leur fils ne parleraient pas pour eux. Il les avait définitivement abandonnés, reclus à tout jamais dans leur mutisme. C’est peut-être ce jour-là que je donnais le coup fatal à mon père, ce jour-là où il perdit tout espoir que son fils devînt avocat. Le seul espoir de toute une vie, l’espoir qui pouvait donner un sens à sa vie. C’est moi qui ai tué mon père. Je ne lui ai pas délié la langue, je lui ai enfoncée au fond de la gorge. Il avait définitivement tout raté. Sa vie n’avait plus aucun sens.
Un repentir, un mea culpa que je veux faire ici. Un procès en réhabilitation. Parce qu’aujourd’hui, j’ai ravalé arrogance et honte à la fois, une soupe froide et amère. Il a fallu qu’on me rappelle d’où je venais, que ma femme et ma belle-famille me fassent sentir que j’étais bien le fils de mes parents pour qu’enfin je désire m’amender. Pour qu’enfin je comprenne. Me voilà aujourd’hui, malgré mon éducation, malgré mon mariage, peut-être dans une situation pire que la leur, bien plus reclus qu’ils ne l’ont jamais été. J’ai trahi les miens et j’ai été trahi par les autres. Les traîtres sont toujours trahis. Je suis exclu, l’un des rares vraiment exclus de ce monde. Qu’ai-je fait de ce qui m’a été donné ? J’avais d’autres armes bien plus solides que celles de mes parents. Et, tu as perdu toutes les batailles. Pense bien à cela : qu’aurais-tu fait si tu n’avais eu en main que les cartes reçues par tes parents lors de la distribution ? Qu’aurais-tu fait si on t’avait comme eux envoyé à l’usine, au chagrin à quatorze ans ans ? Regarde bien où tu en es rendu aujourd’hui ! Regarde ce que tu possèdes ! Tu es bien moins fort qu’eux ! Il n’y a aucun doute. Tu es seul. On ne gagne jamais en trahissant. La trahison ne paie pas. Elle tue le père. Les traîtres finissent toujours par être châtiés. Le temps de mon châtiment est venu. Je veux me racheter, je veux te ressusciter, je veux te redonner de l’espoir. Je veux donner vie, réalité à ton espoir. Il est encore temps pour moi, je le crois. Je vais parler pour toi. Pour vous. Je ne pouvais pas être un avocat tandis que je trahissais. Je peux l’être maintenant. Un avocat à ma manière, pas un spécialiste du droit qui plaide devant une cour. L’oralité n’a jamais été mon fort ou alors seulement dans le tête-à-tête. Plus de trente ans a tenter d’écrire. Trente ans d’échec. Et, j’ai compris aujourd’hui pourquoi. Pour qui écrire sinon pour ceux qui ne le peuvent pas ? De qui parler sinon de ceux dont on ne parle pas ? Comment s’avancer sur le chemin de la vérité quand on porte le poids de sa trahison ?
J’ai compris maintenant. Je suis revenu. Je vais me faire Orphée, et je ne me retournerai pas. Je lancerai mes paroles loin devant moi, aussi loin que possible. Je ne vais pas ressusciter, mon père. Non, j’ai la prétention de le faire enfin vivre.
C’est de ne pas connaître la mesure du monde que se nourrissent les ambitions démesurées. On ne peut comprendre le monde, savoir dans quel monde on vit si on adopte les unités de mesure qui sont les siennes. Et, l’arithmétique du monde est un long et lent apprentissage. Si on essaye de le saisir soudainement à bras-le-corps, sans avoir pu le jauger, on se rend compte avec horreur qu’on a les bras trop courts et trop chétifs.
Mes parents, mon père surtout, dans leur réclusion, m’avaient fourni un levier pour m’aider à soulever ce monde, le soulever à distance. La lutte des classes. Eux et nous. Je dois tout à ce levier. Réussites et échecs.
Mon père avait adhéré au Parti Communiste et à la CGT après mai 68. A vingt-deux ans. Il resta fidèle à ces engagements jusqu’à sa mort prématurée.
Je reçus une éducation politique. Je peux dire même que le socle de l’éducation que je reçus de mes parents fut politique. Mon père parlait peu sauf quand il parlait de politique et des luttes. Pour moi, il n’était pas un ouvrier mais un homme qui se battait pour changer le monde en y mettant tout son cœur, toute son énergie, toute sa vie. De son travail, il parlait très peu et l’usine n’était pas l’endroit où il allait travailler mais où il luttait. Marx et Lénine lui avaient fait prendre langue avec le monde. Quand on était aliéné comme lui, quand on passait du camp d’éducation au camp de travail, sans avoir le loisir de goûter à la vraie vie qui était l’apanage de quelques privilégiés, avoir en main les concepts essentiels du marxisme représentait une libération. Il avait vu la lumière. Il était sauvé. Nul besoin d’attendre la promesse du paradis, la dignité, elle était retrouvée ici et maintenant. Lutte des classes, aliénation, accaparement de la plus-value, baisse tendancielle du taux de profit, l’idéologie dominante, idéologie des dominants. Nul besoin de plus pour comprendre le monde et savoir quelle place on y occupe, quand on vit quotidiennement confronté, y compris dans sa chair, à l’exploitation capitaliste. Il pouvait en remontrer à tout jeune homme qui n’aurait rencontré ces réalités qu’au détour de quelques livres. Ces concepts n’étaient pas des concepts, ils lui permettaient de voir clair dans sa vie, de lui donner une vision du monde et de ne plus subir. Ne plus subir !
Ma mère me dit souvent que mon père avait été totalement transformé par son adhésion au Parti communiste. L’infant avait pris la parole. Il ne disait rien, et voilà qu’il disait tout. Grâce à Marx et à Lénine. Il avait des responsabilités en tant que délégué et au sein du comité d’entreprise où il était en charge du comité des fêtes. C’est lui qui se rendait chez le grossiste avec deux ou trois ouvrières pour choisir les cadeaux de Noël du CE. C’est grâce à lui que je pus voir jouer Platini sous le maillot de la Juventus lors d’un huitième de finale aller de la Coupe des Champions contre le Standard de Liège. J’étais derrière les cages où furent marqués les deux buts. Belgique-France au Heysel en 1981. La dernière étape du tour de France l’année où Joop Zoetemelk l’avait emporté. La poisse ! Mon père voulait voir Bernard Hinault en jaune sur les Champs-Elysées ! C’était pour le voir, lui, qu’il avait organisé ce voyage. Et le Blaireau avait abandonné à la treizième étape sur blessure. Le lendemain Joop Zoetemelk avait refusé de porter le maillot jaune qui lui revenait de droit par respect pour le coureur français. C’était beau, ça. Un grand homme, cet Hollandais. Mais, on était tous amers en longeant les Champs-Elysées où le Batave heureux faisait la loi. Il n’y avait que ça du Hollandais, partout, qui criait « Joop ! Joop ! Joop ! ». On pensait tous que Zoetemelk ne la méritait pas sa victoire. Il l’a méritait bien pourtant cet homme valeureux qui participa dix-sept fois au Tour de France sans jamais abandonner et termina six fois deuxième, un record. Le cyclisme, c’était une parabole de la vie pour mon père, une parabole de la condition ouvrière. Il ne l’aurait pas dit comme ça bien sûr. Certes, c’était beau un peloton plein de couleur qui roule sur les routes de France, beau ces hommes qui donnaient le gros coup de rein pour s’échapper du troupeau, belle la montagne et les rictus de souffrance du coureur qui pousse avec peine sur les pédales dans le quinzième virage de l’Alpes d’Huez. Mais, c’était plus que du sport. Ce n’était même pas du sport. L’équipe, le travail en équipe. Même le sans-grade, celui qu’on appelait le porteur de bidons avait son utilité, il était indispensable. Certes, il y avait un homme qui montait seul sur le podium, mais c’était une équipe qui remportait le Tour de France. Et l’équipe était d’autant plus dévouée à son leader que celui-ci était légitime et exemplaire. On ne pouvait rien faire contre les dispositions physiques, innées qui amenaient les meilleurs en haut du classement. Peut-être qu’un jour, on prendrait la bonne échappée, on nous verrait devant quelques longues minutes, on parlerait de nous. On avait sa chance dans un bon jour, un parcours qui nous convenait, des circonstances favorables. On pouvait briller si on y mettait du sien, on serait récompensé selon ses moyens. On était toujours récompensé. Participer au grand Tour, c’était déjà une récompense. Le travail, l’effort était justement récompensé. Oui, la justice existait dans le peloton. Mes aptitudes ne me permettaient pas de gagner, mais j’ai gagné parce que mon leader a gagné. J’ai gagné. Grâce au vélo, je gagne, grâce à l’esprit d’équipe, à la solidarité, je gagne, moi le sans-grade, moi qui monte les cols avec le groupe-étau, avec les autres sans-grades qui sans cela arriveraient hors délai. Je peux m’extirper du groupe, m’en échappé mais c’est pour mieux y revenir. Qu’on soit devant ou derrière, on les fait tous les 270 kilomètres de l’étape du jour. On en bave même plus derrière parce qu’on y passe plus de temps sur le vélo ! On est là pour aider notre leader, pour le porter, pour le protéger, pour aller au casse-pipe à sa place. Et, les jours où on n’y est pas, on peut se caler bien au chaud au milieu de la piétaille. Il n’y a plus de couleur, plus d’équipe, c’est l’union sacrée du prolétariat. L’aristocratie, l’élite éclairée du prolétariat, elle est devant à se tirer la bourre. Quand ça se bagarre vraiment, il n’y a pas de place pour nous, on n’est pas armé, pas équipé pour le combat à cheval. Ce soir, si le Seigneur a remporté la victoire, on sera heureux mais c’est aux autres écuyers que l’on devra d’être rentré au camp sain et sauf.
Je vois tout cela de l’extérieur, j’idéalise. J’essaye plutôt de voir ce que voyait mon père, de comprendre pourquoi il aimait tant le Tour de France, pourquoi les gens simples aiment tant cette course. Les coureurs sont des fils du peuple, des prolétaires. Ils portent haut les couleurs des ouvriers. Le Tour de France, c’est un moment de triomphe pour le peuple. Le vélo, c’est son sport. Le vélo, c’est le cadeau qu’on est fier d’offrir au gamin. Comme un passage obligé, un jour important quand on lui offre ce vélo de course. On a tous fait du vélo, un jour ou l’autre. Un jour ou l’autre, le Tour est passé près de chez soi. On a ramassé un bidon ou une casquette publicitaire. C’est propice à la moquerie du petit bourgeois. Il ne le porterait jamais le bob « Ricard ». Le petit bourgeois, il croit que sa dignité se trouve dans son mépris pour le prolo, dans son cynisme hard-discount. Le vélo, c’est un signe bien distinctif. Le petit-bourgeois ne fera jamais du vélo. Oh si : dans les rues de Paris, un petit quart d’heure pour se rendre à son boulot. Mais, il n’y verra jamais un sport. En petit-bourgeois, je m’en suis désintéressé du vélo. Très vite, je l’ai remisé ce vélo de course qu’on m’avait offert et auquel j’en avais fait faire des kilomètres. Comme cet été de mes treize ans où j’avais parcouru une trentaine de fois un circuit d’une trentaine de kilomètres que je m’étais imposé. Presque mille kilomètres en un été. J’avais trouvé un parcours avec peu de stop et de carrefours, j’empruntais une longue piste cyclable en Belgique en pleine nature et des routes de villages où l’on croisait rarement une voiture. Il faisait chaud, je transpirais et souffrais dans la succession de côtes et de faux-plats, je serrais les dents, je refusais de mettre un pied à terre. J’étais seul face à moi-même et à la route, face à mes limites, des limites que je repoussais de quelques secondes de jour en jour, le chronomètre au poignet. Cet été n’eut aucune suite. Roland-Garros remplaça la Grande Boucle dans mon cœur. J’abandonnais les miens, je me donnais à la norme partagée par le plus grand nombre, je m’adonnais aux plaisirs de la classe moyenne. Je tombai amoureux d’une fille de cadre supérieur, la première que j’embrassais à quatorze ans. Nous ne nous voyons que très peu et je ne pouvais pas imaginer qu’une fille comme elle, eût vraiment envie de m’embrasser. Elle n’était pas la plus jolie de notre petite bande mais je pensai que je ne la méritai pas. J’avais acheté une vieille raquette en bois, cassée et réparée, au fils du chef de personnel de l’usine où travaillait mon père. Cent francs ! Les raquettes neuves coûtaient une fortune. Mais, cent francs était pour moi une somme énorme, impossible à réunir. Alors, j’avais revendu d’anciens disques de Johnny Hallyday au frère aîné d’une copine qui était fan du chanteur, des disques vinyles qui appartenaient à mon père. Des « collectors », des disques qui doivent valoir une petite fortune aujourd’hui et qui valaient facilement dix fois le prix que je les avais vendus à l’époque. Mais, je n’avais besoin que de cent francs pour avoir cette raquette pourrie et aller taper des balles contre le mur en jetant des coups d’œil à mon amoureuse qui jouait un simple avec un autre garçon sur le court qui m’était interdit, sans se soucier de moi et pour finalement me dire que j’étais « trop collant ». J’avais volé ces disques à mon père, je les avais vendus sans rien lui dire. Ma première trahison, ma première escroquerie, ma première imposture. Mon père ne se mit pas en colère quand il découvrit – c’est ma mère qui s’en rendit compte – la disparition de des disques. J’avouai tout de suite, je racontait tout. Je fus assez arrogant pour justifier mon forfait sans exprimer le moindre regret. J’en ai encore honte aujourd’hui…
« Terroriste ! ». Je feignais de l’avoir oublié celui-là. Je pensais que si je l’évoquais, ce serait comme simple anecdote, et je me demandais bien où je pourrais la placer. La mort de Theodor Kaczynski, dit Unabomber, ce 10 juin 2023 dans un centre médical pénitentiaire de Caroline du Nord, a changé mes plans. En m’intéressant à sa légende, à son histoire, à sa vie, il y a plusieurs années, j’avais ouvert une boite de Pandore que j’avais refermée très vite parce que j’avais alors vu mes propres démons me faire risette. Mes démons qui surgissaient à l’exact inverse des génies qui s’échappent des lampes, c’est-à-dire quand je n’avais plus aucun souhait à formuler, aucune espérance parce qu’une nouvelle désillusion venait de me rétamer. J’ai eu envie d’utiliser « rétamer » parce que d’où je viens on ne fait pas une chute mais on se rétame la gueule. On rit de celui qui tombe. J’avais envie de connaître le sens premier. Je savais vaguement ce qu’est un rétameur mais j’avais besoin de précision et je tombais là-dessus : « Étamer de nouveau. Le rétameur, après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu’il rétamait, entonnait le refrain : Tam, tam, tam, C’est moi qui rétame, même le macadam, C’est moi qui mets des fonds partout, Qui bouche tous les trous, Trou, trou, trou (Marcel Proust, La Prisonnière, 1922, p. 119). » 1 Je ne pensais pas rencontrer Proust au détour d’un de ces petits métiers des rues que la chanteuse Juliette a mis en musique avec drôlerie et ironie. (https://youtu.be/Tvbl2ShwMHc). C’est cet humour, je m’en rends compte, qui me fait trop souvent défaut parce que j’ai peur de manquer de respect aux malheureux, à mon père. Il est facile de se moquer de l’ivrogne qui titube. Et c’est certainement ce trop plein de sympathie qui m’a mené au « terrorisme » ; sympathie pour la souffrance des autres dont le plus malheureux lui-même sait se moquer pour se protéger de sa propre misère, pour l’exorciser. Il n’y a rien qui rassure et rassérène le plus l’être humain que le malheur des autres. « En vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze » m’avait prévenu Chamfort. J’ai l’impression d’avoir vécu avec un cœur blindé dans ses brisures. Le rétameur état passé chez moi un peu trop tard quand avait déjà fui trop de bouillon, celui qui revigore, du fond de ma casserole, quand il était trop tard pour boucher les trous. J’ai vécu longtemps caché, à l’ombre de moi-même, honteux, fuyant le confessionnal comme on craint que votre hôte vous demande d’ôter vos chaussures alors que vous portez des chaussettes trouées. Je regarde toujours à trois fois avant d’en enfiler une paire quand je suis invité chez quelqu’un. J’ai vécu en surrégime, désirant être plus fort que moi-même ; j’ai cru qu’ainsi j’éviterais de nouvelles chutes. Je me suis nourri de désillusions pendant plus de sept années, de dix-huit à vingt-cinq ans disons. « Le succès c’est tomber sept fois, se relever huit. », dit un proverbe japonais. Il faut croire que je ne suis pas assez tombé encore. Car je rêvais de gloire. Et c’est pour ça que Beckett me sied mieux : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » Je me répète… Échouer mieux, c’est aller plus loin à la racine des choses pour découvrir et accepter que l’échec est inéluctable. C’est se donner de bonnes raisons d’échouer, se trouver des prétextes. Et se pardonner peut-être ?
Pourquoi ne dis-je pas les choses simplement, abruptement ? Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti mal à l’aise (mal à l’aide, avais-je écrit !) dans ce monde. Dans ma famille, on me traitait d’égoïste parce que dès l’enfance je passais la plupart de mon temps seul dans ma chambre. Je me souviens de ces longues heures passées devant un nid de fourmis que je me contentais d’observer d’abord, pour ensuite déranger avec une petite branche de troène dénudé le ballet bien huilé des minuscules insectes, avant d’agrandir le petit trou d’accès au nid, d’y creuser et d’y détruire les galeries. Une fois mon forfait commis, javais un peu honte de moi, j’avais des remords d’avoir troublé la vie de ces animaux. Je rencontrais l’ennui et mon pouvoir de nuisance. Oui, j’avais honte de cette toute puissance qu’il m’était possible de pratiquer arbitrairement et gratuitement sans risquer aucun châtiment. Peut-être est-ce à ce moment-là que je découvris toute la perversité dont l’être humain était capable, et j’en fus horrifié. Quelque chose en moi clochait, comme on dit. Le monde n’était pas à ma mesure. Mes actions ou plutôt l’éventualité d’une action me jetait souvent dans l’atermoiement. Je manquais de modèle ou de référence et pour agir je m’en remettais à mes impulsions sauvages de petit barbare, le civilisé, lui, n’agissait pas. Je voyais se confronter en moi deux personnalités qu’il m’était difficile de réconcilier, et que je n’ai jamais pu réconcilier.
Dès mon plus jeune âge, je n’ai su sur quel pied danser. Très bon élève et petit voyou qui passait son temps à se battre avec les autres gamins, qui aimait faire les quatre cente coups en compagnie des cancres. A huit ans, premier de la classe, je me rendis complice du saccage du jardin potager de la directrice de l’école. J’avais juste fait le guet à l’extérieur, là où le grillage permettait de se faufiler, pendant que les autres piétinaient les salades et arrachaient les poireaux. Les gendarmes vinrent frapper à la porte de notre appartement. J’eus peur quelques secondes en les voyant. Mais, je ne me souviens pas de la punition que ma mère m’infligea. Une « trempe » certainement, comme on disait par ici pour dire une rossée, une correction physique violente. Je n’en suis pas sûr car ma mère, persuadée de nous élever le mieux du monde, avait dû être tellement stupéfaite et honteuse devant les gendarmes que ses bras en tombèrent. Quand l’un des gendarmes me demanda pourquoi j’avais fait ça, je répondis que je ne savais pas ou bien était-ce à la directrice de l’école auprès de laquelle nous nous rendîmes le lendemain que je donnai cette réponse ? Double-peine pour ma mère.
Cet événement fut comme un baptême, le jour à partir duquel je pris conscience de mon individualité et de mes responsabilités. Alors que je guettais, je ressentais un vif sentiment désapprobateur à l’égard de ce qu’étaient en train de faire mes petits camarades. Du dégoût même. J’aimais l’école, je m’y sentais bien, mieux qu’à la maison. Mais, les seuls avec qui je rivalisais en classe étaient des filles, Je passais mon temps à me battre à coups de A et de B avec elles, aucune concurrence mâle sur les bancs. L’école était un monde de filles, fait pour les filles où les garçons ne prenaient le pouvoir que pendant les quelques minutes de la récréation. La cour était notre domaine réservé. Les filles en étaient proprement exclues, reléguées sous le préau. Elles n’existaient plus pour nous durant ces quelques minutes alors qu’elles régnaient en classe. Les autres garçons de ce quartier pauvre, exclusivement ouvrier, ne se souciaient pas de leur place dans la classe. Alors, pour ne pas être confondu avec les filles puisque j’étais un des meilleurs élèves, le seul garçon parmi les filles, je devais surenchérir de « virilité » lorsque j’étais dans la cour de l’école ou à l’extérieur. Aucun garçon ne m’aurait loué ou n’aurait été ami avec moi parce que j’avais de bonnes notes en français. Et, je ne pense pas non plus que je fisse l’admiration des filles quand bien même je ne m’en préoccupais pas, hormis comme rivales.
Au moment même où je voyais mes complices ravager le jardin de la directrice, j’étais pris d’un malaise, persuadé de l’idiotie de cet acte. J’avais honte en pensant à la directrice. Je désapprouvais l’acte commis par mes camarades mais je me devais de les aider parce que j’appartenais plus à leur monde qu’à celui des filles. J’étais un garçon avant d’être un modèle pour l’institution, pour l’école. Je faisais le guet derrière le grillage, je ne pénétrais pas dans le jardin. J’avais choisi mon camp, sans vraiment oser choisir cependant. J’étais dans un entre-deux. Certes, mon acte surprendrait la directrice de l’école mais je n’avais rien détruit. J’avais eu une position intellectuelle, si je puis dire. J’avais veillé, observé et participé en pensées. Les gendarmes, la directrice et ma mère savaient que je m’étais contenté de surveiller. Et, finalement, je m’étais comporté sans surprise. Je n’étais pas une de ces racailles irrécupérables qui hantaient le quartier, progéniture de « camps volants », de « tuyaux-de-poëles » comme ma grand-mère appelaient ses familles que Marx désignait par le terme de lumpenproletariat. J’étais un pauvre éduqué. Certes, il y avait encore du travail mais il ne fallait pas non plus négliger l’influence du milieu. J’avais été influencé, mis à l’épreuve par les garçons du quartier, sommé en quelque sorte de choisir mon camp. Un rite de passage. Je m’en sortais, je ne tombais pas alors que j’avais le cul entre deux chaises. L’institution, l’école, le monde des femmes ne me condamnaient pas, ils ne m’excluaient pas, ils m’avaient empêché de piétiner les salades.
Il y a deux êtres en moi et un troisième qui peu à peu sort de sa gangue. Le poète, le terroriste et un faux sage qui est pris par la tentation de la résignation. Ma mère pensait que je n’aimais rien parce que je n’avais pas ses goûts. J’aime beaucoup, j’aime trop. En écrivant au petit matin avec la porte-fenêtre de mon balcon ouverte d’où je peux entendre le salut que lancent les oiseaux à l’éternité, je prends un bain d’immortalité. Que vois-je dans ce petit matin ? Tout simplement, la beauté et la bonté possibles. La réconciliation avec la nature. Que vivre c’est sortir du temps et de l’histoire, tout un programme. Qu’il n’y a plus ni nature, ni temps parce qu’il n’y a plus ni séparation, ni domestication de l’une et de l’autre. La nature et le temps sont des notions de civilisés menés par Prométhée vers leur naufrage. Nous avons été chassés de la nature pour tomber dans le temps. C’est le tribut à payer. En échange, nous avons la technologie. Nous avons les laboratoires où l’on tripatouille la maladie et la mort et où l’on prépare des cocktails de vie frelatée. Nous avons l’État et des M. Wallendorff et leur Fnac et Décathlon.
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1 Source : https://www.cnrtl.fr/lexicographie/r%C3%A9tamer