14 avril 2023

Dans mes rêves les plus fous 4

Par Philippe

Macao

Résumé de l’épisode précédent
Où moi aussi je vais finir par oublier les épisodes précédents

Je montai le petit escalier de l’estrade en dernier, accompagné de mes hommes de main. J’avançai à pas comptés sur la scène en bois montée au milieu du parc de Mon-Bijou, au rythme lent du reggae que des haut-parleurs poussifs diffusaient en direction de la foule. M’y attendaient déjà deux jolies filles en tenue de professionnelles qui chantaient « shai nanao ». Mais, c’est à la table où se trouvaient déjà Max et les autres joueurs de poker que je vins m’asseoir. Nous commençâmes à envoyer cartes et liasses au milieu de la table encombrée d’armes et de verres. « Et soudain, le coup d’feu / Le vicomte morfle entre les deux yeux/ Pour une fois qu’il avait du jeu / Rigole Max en rangeant son feu ». Je tombai en arrière de ma chaise dans un mouvement violent plein de réalisme qui n’était pas celui que nous avions répété. Je ne me contentais pas de mimer la chute au grand dam des animateurs du centre aéré. Un grand « Oh ! » étonné s’éleva de la foule. Je les avais tous eus ! « Maaaaaacao ! Macao ! Macao ! » Ils ne croyaient quand même pas que j’allais me borner à leur mièvre parodie. J’avais fait des pieds et des mains auprès des moniteurs pour avoir le rôle du vicomte, et auprès de ma mère pour qu’elle acceptât que je portasse l’unique costume de mon père, alors je devais être à la hauteur du vicomte et du vêtement bien trop grand pour mes douze ans. J’étais mort au milieu de la scène et je ne bronchai pas quand l’un de mes hommes de main déchira un pan du costume en marchant dessus alors qu’il essayait de m’attraper une jambe. Les quatre gamins qui devaient me faire sortir de scène en me portant avaient eu du mal à se saisir de moi, tellement je flottais dans la débauche de tissus. Je priais pour que ma mère ne se fût pas aperçue de l’incident. Une fois sur pieds en « coulisses », je vis que les dommages que nous avions fait subir au pauvre et unique costume de mon père étaient encore pires que je le pensais. En plus du pan déchiré, une tâche noire graisseuse maculait l’une des jambes du pantalon. Je vivais un grand moment de solitude après avoir reçu les acclamations appuyées de la foule. « Ma mère va me tuer ! Ma mère va me tuer ! », répétais-je cherchant secours et réconfort auprès de mes camarades et des animateurs – ils avaient à peine quatre ou cinq ans de plus que moi – qui comprirent dans quelle détresse je me trouvai. Ils m’aideraient, ils trouveraient quelque chose. Il fallait juste gagner du temps. Ils devaient avoir aussi une mère qu’ils craignaient plus que Max.
Je pourrais facilement faire de ce petit spectacle – une parodie du parodique clip vidéo mis en scène – une allégorie du capitalisme et de la politique qui le représente. L’argent, le pouvoir, le sexe. Tout y est. On pourrait d’ailleurs s’étonner que l’on ait laissé des enfants pasticher ainsi tricheurs, aigrefins, proxénètes, meurtriers et même prostituées, c’est-à-dire représenter le Mal, jouer avec le Mal. Nous jouions. Nous ne faisions que jouer. Je ne crois pas qu’un seul d’entre nous, y compris, les adolescents chargés de nous encadrer et qui avaient décidé de s’amuser à partir de cette chanson qui faisait un carton à l’époque, n’avaient vraiment conscience de ce qu’ils incarnaient pendant quatre minutes. Je ne crois pas non plus qu’un seul comprît vraiment ce que signifiait : « Fred écroulé sur ses bongos / Pour avoir sniffé trop de coco / Regardait partir sa Mado / Au bras d’un gigantesque travelo. » Et si nous pouvions le comprendre, peut-être était-ce salutaire pour nous. Comprendre que le Mal existe et voir toutes les formes qu’ils pouvaient prendre, cela n’aidait-il pas à nous empêcher d’en être le dupe plus tard ? En même temps, il faut bien convenir que le Mal que nous mimions était caricatural et que nous avions peu de chance de le rencontrer si pauvrement camouflé. Le Diable est quand même plus futé. Ceci étant dit, je ne crois pas qu’aucun d’entre nous ait voulu embrasser une carrière de hors-la-loi après cet épisode. Comme on ne devient pas un tueur de masse parce qu’on joue à des jeux vidéos sanglants. Certes, tout cela n’est pas innocent. C’est le symptôme d’un monde plus habité par la laideur que la beauté, plus attiré par le Mal que par le bien, plus enclin à la mort qu’à la vie. Mais, n’en est-il pas le plus souvent ainsi chez les êtres humains ? N’en a-t-il pas toujours été ainsi ?

Je ne sais plus pourquoi je vous décris cette scène. Je devrais surtout faire taire l’impénitent moraliste qui n’a de cesse de venir retarder le déroulé de mon récit. Si je lui laisse un peu (trop) la parole, c’est que j’espère parvenir – naïf que je suis – à le domestiquer. Là, où je voulais en venir vraiment, il y a aussi une table où j’allais m’asseoir, où d’autres sont déjà assis. Cela peut suffire comme association, vous me direz. Les scénaristes de série télévisée ne s’embarrassent pas autant que moi avec la réalité quand ils raccommodent les trous dans leur récit avec des bouts de ficelle sautant à la figure du spectateur attentif et le blessant dans son incrédulité comme si on l’avait fouettée à coups de câbles de paquebot.

Dans le récit présent de mes souvenirs, je me permets d’utiliser la technique cinématographique du ralenti poussé à l’extrême. Contentez-vous de ça !

De cette table dont je voulais vous parler, je vois s’approcher soudainement et rapidement M. Wallendorff, agité et menaçant.

Et l’autre table ne m’avait en rien préparé à cette irruption : nous n’avions même pas appris à jouer au poker !

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