21 avril 2023

Dans mes rêves les plus fous 5

Par Philippe
Arthur Rimbaud dessiné par Verlaine

La faille et la fuite

Laissons 1980 et ses malfrats d’opérette et revenons au 8 mai 1988.

J’arrivai quelques secondes avant que les portes ne fussent closes momentanément par un agent de ville à 18 h. C’était la procédure à respecter à la fin du scrutin. On procédait alors à l’ouverture des urnes. Une mare où se mélangeaient l’écume et l’argent s’agitait calmement devant moi. J’hésitais à y mettre le pied. Mais, comme il arrive parfois aux timides de montrer une intrépidité inimaginable, je me lançai avec détermination dans les eaux froides et saumâtres, et je vins m’asseoir démocratiquement et sûr de moi à l’une des tables de dépouillement. Je n’attendais pas que mes aînés n’y fussent plus pour entrer dans la carrière. Mon irruption heurtait leurs habitudes, et l’un d’eux un peu déconcerté ronchonna : « Mais, comment on va faire ? ». Ce moment leur appartenait et je venais sans prévenir leur retirer un petit bout de pain de la bouche. Je n’avais aucun doute sur le fait que je m’avançais en terrain hostile et j’étais heureux d’être un cheveu dans leur soupe car les horripiler était mon seul but. J’avais découvert, depuis quelque temps, m’en pourléchant les babines, que je détenais un pouvoir de nuisance confondant qui m’étourdissait moi-même. On m’avait appris qu’il fallait céder le trottoir et ne pas mettre ses coudes sur la table. Je m’étais manifesté à cette table en n’oubliant aucune des règles strictes de politesse que ma mère m’avait inculquées. Cependant, il m’avait fallu, pour aborder ce rivage pécher contre le credo maternel, un mantra dont elle m’avait tanné la peau jusqu’à l’âme : ne te fais pas remarquer. C’est ainsi que je fus toute ma vie quelqu’un de discret tellement que j’en devins furtif. Je devais me faire violence quand on me poussait à déserter mon coin d’ombre. Et voici que lorsque j’osais quitter le nord, j’en arrivais à déboussoler le monde. Je compris que mes extravagances étaient d’autant plus dérangeantes que je les présentais habillées de bonnes manières, pailletées de cérémonial, bardées de légalité.

L’une des personnes à la table me coupa l’appétit : « C’est bien qu’on soit plus nombreux, ça ira plus vite comme ça. Et, on ne va pas se plaindre quand les jeunes participent ! Il faut les encourager ». Je les avais tous identifiés en un clin d’œil qui ne leur était pas destiné : conservateurs sans savoir ce qu’il fallait conserver d’autre que leur peau épaisse, de droite certainement mais ne poussant pas la fantaisie jusqu’à ne pas voter pour le revenant de la Quatrième, les spectres leur faisaient de moins en moins peur plus s’approchaient le moment d’aller à leur rencontre ; et qu’ils le fussent ou pas tout ça ils devaient l’être. Ma mère et Rimbaud me l’avaient susurré à l’oreille. Et je ne devais pas me laisser embobiner par le petit discours doucereux et démagogique que m’avait servi l’un des convives, si j’ose dire ! S’il avait su ce que j’avais sous le crâne, le bonimenteur, il les aurait ravalés ses mignardises. « C’est pas des ouvriers ! », la sentence de ma mère était sans appel. Je souriais à ces messieurs dames mais mon esprit suintait du dégoût et de la haine qui bouffissaient l’axiome famélique de ma mère. Il y avait les ouvriers et il y avait les autres et je m’étais assis à la table des autres. De ces autres dont l’ouvrier n’avait rien à attendre, dont il fallait se méfier, qu’il fallait éviter de fréquenter. Je m’étais assis à la table des Assis.

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

(…)

Je les voyais, là, devant moi, à côté de moi, proche à me toucher, au coude à coude, Les Assis de Rimbaud. Je ne me souvenais pas des vers du poète ardennais. Je n’avais pas besoin de m’en souvenir : les images vives et féroces qui s’étaient imprimées dans mon âme à la lecture du poème se calcifiaient devant moi ; il m’était impossible d’utiliser le verbe s’incarner tant je voyais plus d’os que de chair.

A plus d’un siècle d’écart, il étaient toujours là ceux-là qui : « Rêvent sur leur bras de sièges fécondés, / De vrais petits amours de chaises en lisière ». Il s’y étaient accrochés à leur brancard ! Ils n’avaient rien lâché de leur puissante mâchoire de crocodile. Je n’avais qu’un crachat pour fissurer le cuir épais de cette espèce qui avait survécu au déluge et au cataclysme qui avait mis fin au règne des dinosaures. Ils étaient là depuis 160 millions d’années et depuis 160 millions d’années, ils étaient capables de s’enterrer dans quelques centimètres de boue, coincés par la sécheresse, et d’attendre un an avant d’ouvrir la gueule à nouveau pour surprendre le naïf herbivore venu s’abreuver à la rivière grosse de printemps. Cent ans, oui, ils pouvaient vivre cent ans, et peut-être plus. Je voyais les Assis que Rimbaud avait vus ! Et, paradoxe, ironie de l’histoire, c’était grâce à eux que Rimbaud était toujours vivant, grâce à ces assis que Les Assis demeuraient des vers de jeunesse !

J’étais hanté par ma mère et par Rimbaud, émulsion impossible, pierre antiphilosopale, alchimie impensable de leurs Verbes. Et pourtant… Et pourtant, c’était beau, « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » 1 Elle était de ce genre-là, la rencontre entre ce professeur de français catholique, fils d’une famille nombreuse et bourgeoise de la région d’Avignon, poète, et moi-même, rencontre qui avait eu lieu quatre ans auparavant. Cet amical hypocrite avait tenu à nous mettre en garde contre Rimbaud après nous avoir fait l’offrande des vers de celui-là qui avait laissé traîner ses semelles de vent jusque dans les rues de Givet. Le professeur était allé chercher le poète au fond de la pyramide où on l’avait officiellement enfoui. Et la momie était devenue vivante et avec elle la malédiction qui frappe celui qui ose profaner le sanctuaire. Ce professeur de nous parler de son ami de jeunesse qui en était mort de Rimbaud, mort de l’avoir toujours eu en poche, de l’avoir sorti à tout bout de champs, mort de la mort qu’il s’était donnée à lui-même. Le dealer qui vous prévient que dès la première dose le risque est grand de devenir accroc alors qu’il vient juste d’ôter l’aiguille de votre veine. J’avais « vu des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : / – Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ? »2. Et j’étais échoué à la table des Assis.

J’étais un suicidé qui ratait son coup tous les samedis soirs, d’assommoir en assommoir, de l’après-midi jusqu’au petit matin. Dieu refusait de m’envoyer en enfer car j’y étais déjà. Pourtant, je cherchais le printemps ! Personne d’autre que moi peut-être n’a cherché le printemps avec autant de désir et de volonté. D’une seule hirondelle, j’en fomentais des temps des cerises éternels. Je n’en verrais certainement jamais un seul bourgeon. Alors je me repassais en boucle la scène d’Excalibur dans laquelle le Roi Arthur mourant, aussi incapable de mourir qu’il l’est de vivre, dit après avoir bu dans le saint Graal, « Je ne savais pas à quel point mon âme était vide, jusqu’à ce qu’elle soit remplie ». Et je chevauchais en sa compagnie dans la nature qui renaissait sur son passage, parmi les cerisiers qui saluaient l’épiphanie dans un bal de fleurs.

Le roi Arthur n’était pas un roi de légende, il était l’incarnation de mes rêves les plus fous, comme l’était cet autre Arthur. Je n’avais pas encore atteint l’âge auquel il avait décidé d’abandonner la poésie mais j’en étais tout proche, comme j’étais proche de l’idée qu’écrire – parce que j’écrivais – était un échec. Écrire c’était renoncer à mes rêves les plus fous, et c’était la littérature qui me le disait. Et, pourtant, même si je savais bien que je ne descendrais jamais jusqu’au cœur du volcan, ce n’était qu’avec Jules Verne et son Voyage au centre de la terre que je pouvais faire cette ascension pour découvrir un monde dissimulé aux hommes. Et pourtant, c’était grâce au volcan que j’eus cette émotion unique au milieu des colonnes des temples de Pompéi et dans les villas d’Herculanum.

« Je est un autre ». J’étais en quête de celui-là. Je rêvais par la politique et le « dérèglement de tous les sens » de mettre le monde cul par-dessus tête, de sorte qu’il soit enfin à l’endroit. J’écrivais et j’écris encore pour « fixer des vertiges », pour retrouver cette « future vigueur » de mon passé adolescent. Mais, je finissais agenouillé dans « la flache/ Noire et froide où vers le crépuscule embaumé/ Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche/ Un bateau frêle comme un papillon de mai. »
Je m’asseyais à la table des Assis pour être « rendu au sol » pour tenter de ne plus fuir comme j’avais fuis alors que j’étais petit enfant enfermé dans cette même école où l’on avait installé le bureau de vote.

Tout avait peut-être commencé là quinze ans plus tôt. Dans un angle de la cour de récréation, dissimulé des regards, j’avais découvert le grillage muni d’un trou assez grand pour m’y glisser. J’y avais amené mes petits camarades, filles et garçons, comme je les aurais amenés devant la caverne d’Ali Baba ouverte sans le recours du fameux sésame. Je n’envisageais pas de faire seul la traversée. J’étais déjà altruiste ! Les filles tentèrent de me dissuader d’entreprendre l’aventure, les garçons me provoquèrent en affirmant que je n’en étais pas capable. C’était justement les deux ingrédients de potion magique qu’il me manquait pour me lancer dans cette expédition. Je me sentais comme un chien qui répond au sourd et inconnu appel que le loup lance à l’orée du bois. Derrière cette ouverture dans le grillage ne se trouvait que du connu : un parc qui existe encore aujourd’hui que l’on a juste un peu trop assagi sous l’asphalte. J’y allais ! Vite, je ne sus rien faire d’autre que parcourir les cinq cents mètres qui séparaient le trou de l’école du logement où je résidais. Je rentrai dépourvu de la peur de faire face à ma mère et j’inventai une histoire à dormir debout avec laquelle on n’endort que les enfants, pour lui expliquer pourquoi – chose impossible ! Mais, j’apportais la preuve qu’elle ne l’était pas ! – je rentrai seul de l’école à cinq ans et aussi tôt qui plus est. Elle fut à la fois médusée, un peu horrifiée et amusée, tellement que je ne subis pas cette fois-là la violente colère dont elle était coutumière pour bien moins grave que ça. Une amie m’a dit récemment que je cherchais le cadre indispensable à l’enfant, les limites au sein desquelles il peut se sentir en sécurité. Mais, tout ce que je tirais de mon aventure à l’époque, c’était d’avoir défié ma mère et d’avoir gagné, d’avoir une nouvelle fois été capable d’échapper à ses griffes, à ses gifles, et d’échapper à tous. Et revenu à l’école, on essaya de me faire comprendre que j’avais mis ma vie en danger, on essaya de me responsabiliser car mon incartade si elle s’était mal déroulée, si j’avais été victime de quelque accident, aurait pu entraîner toute une série de catastrophes en cascade pour tous ceux qui avaient la charge de veiller sur moi. Les « si », c’est bon pour les vieux qui ruminent des regrets. Un jeune enfant ne peut les entendre quand il n’a pas atteint l’âge de raison. Il aurait certainement suffi que l’une ou l’autre me prît dans ses bras pour éviter que je recommençasse à m’engouffrer par quelque faille, ce que je ne manquai pas de faire par la suite. Oui, j’aimais le hurlement du loup autant que je détestais l’aboiement du chien. Mais, il existe certainement un moyen terme entre le loup qui n’a que les os et la peau et le col du chien pelé3, entre ces deux écueils, ces Charybde et Scylla où j’ai tour à tour fracassé mon bateau ivre.

Et l’un ouvrait les enveloppes et passait le papier mesquin à son voisin qui marmonnait : « Mitterrand ! Mitterrand ! Mitterrand ! Chirac ! Mitterrand ! Mitterrand ! Chirac ! Chirac ! Chirac ! Mitterrand ! Mitterrand ! Chirac ! » J’ajoutais mes syllabes aux bancals hémistiches, je me laissais bercer, oh ! barcarolle triste. Rien ne rimait à rien, le rien était dans l’air, présent l’absentéiste dans ces raclures d’urne, une urne funéraire. Dégouttait une eau sale de ce vase d’aisance où nous faisions sous nous liberté espérance. L’autre comptait, posait, posait petits bâtons, j’y voyais un gibet en cours de construction. Je me prêtais au jeu, même je m’y donnais, j’avais éteint le feu sous lequel bouillonnaient hardiesse impudence poésie délivrance expédition errance munition résistance.

Et c’est sur le rythme de rimes riches mais affligées que déboula M. Wallendorff. Agité comme une hyène en cage, cherchant, un pas à droite, deux pas à gauche. Devant lui, il trouva ce qu’il cherchait : moi. Je m’étais glissé dans sa souricière. Il avança jusqu’à trois mètre de notre table – il restait prudent – et pointa un doigt menaçant vers moi :

  • Vous, Vous ! Il faudra que ça cesse. Je finirai par vous coincer de toute manière !

Il n’aimait pas nos affiches communistes sur les notables murs de sa digne ville.

Et je fus de retour à ma joie. Je jouai l’indigné, sollicitant la complicité de mes Assis :

  • Ici, vous osez venir me menacer ici. Vous êtes témoin, il m’a menacé.

Et le printemps m’apportait l’affreux rire de l’idiot.4


1 Les Chants de Maldoror, Lautréamont

2 Le Bateau ivre, Arthur Rimbaud

3 Voir Le loup et le chien, Jean de La Fontaine

4 « Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot. ». Une Saison en enfer, « Prologue », Arthur Rimbaud

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