Dans mes rêves les plus fous 7
Mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art
« La grandeur de l’art véritable,(…), c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
Proust, Le Temps retrouvé (1927), p. 895, éd. Pléiade
Je ne voulais pas faire un roman et je ne voulais pas que mon récit fût lu comme on lit une autobiographie. Et l’aporie pointe le pif ! Tout est fiction à partir du moment où c’est revécu. Mais, oui, la vraie vie, je suis d’accord avec Proust, elle se trouve là-dedans, dans cette fiction. Cependant, je voulais rendre compte du Réel avec les armes de la raison, je voulais faire entendre raison au Réel alors qu’écrire c’est simplement tenter d’y échapper, d’échapper à son absurdité en lui donnant un sens, sans renier cette absurdité. Les artistes et, premiers parmi eux, les écrivains, servent de faire-valoir au Réel. Sans eux, la vie perdrait tout sens. « La vraie vie, c’est la littérature. » Quarante ans à me coltiner la réalité pour en arriver à ce que je pensais déjà intuitivement à seize ans. Mais, il est nécessaire d’avoir vécu pour écrire. Les génies intuitifs comme Rimbaud sont rares, une exception. Il aura mené une existence inversée. Il aura renié la poésie pour se donner au Réel. Mais, je suis persuadé que s’il avait pu vivre plus longtemps, aventurier las, il serait revenu à la littérature. Sinon comment expliquer que tout admirateur de Rimbaud ne se détourne pas de la littérature pour suivre les autoroutes du commerce ? Oh ! Mais, je suis sûr que dans les écoles du même nom, il y a plus de Rimbaud sacrifiés que dans un amphithéâtre de Licence de Lettres. Je m’en suis rendu compte récemment en fréquentant à distance les cours dispensés par l’Université. La littérature qui y est enseignée fonctionne en circuit fermé. A quoi bon ? C’est un divertissement qui en vaut bien un autre, vous me direz. J’aurais voulu leur crier à tous, étudiants et enseignants, que la littérature était tout sauf ça. Je ne suis qu’un cri… dans le désert du Réel. Parfois un hurlement, loup solitaire et famélique, souvent cri coincé dans ma gorge avec lequel je m’étouffe moi-même. Hurlement en l’honneur de la littérature, devrais-je intituler mes écrits.
Le Réel m’a effrayé très jeune comme vous effraie tout ce que vous ne comprenez pas. En me rendant dans l’arène politique, je me savais gladiateur dont l’espérance de vie est très courte. C’est ainsi que le plus souvent, j’y suis allé en croyant pouvoir me cacher dans l’ombre d’un plus fort que moi à ce jeu-là, dissimulé derrière celui qui en acceptait les règles. Aller en politique pour se rappeler que le Réel est ignoble, pour ne pas paraître snob, sin nobile, aux yeux du monde. Donc pour me confronter de plein fouet à ses contradictions ! J’y allais sans cuirasse, la fleur au fusil parce que je n’arrivais pas à me débarrasser de ma candeur alors que je croyais être lucide. Je voulais ne voir que le bon côté des choses et des gens que j’y côtoyais. Je voulais me soigner des blessures que la littérature m’avait infligées et que le Réel la fasse mentir. Il aurait fallu que je pensasse que la littérature était morte, qu’elle n’avait plus rien à dire alors que je voulais faire mentir et désavouer ce que j’avais bien pressenti et que William Marx résume ainsi dans L’Adieu à la littérature : « La littérature est passée de vie à trépas dans l’indifférence générale, une indifférence qui constitue le plus caractéristique des symptômes. De la littérature devenue tout à coup invisible il ne resta rien, pas même le souvenir de ce qu’elle avait été dans des temps plus glorieux. La mort est parfaite qui efface la mémoire du vivant. » Je voulais prouver au monde qu’un « littéraire », qu’un poète pouvait contraindre le Réel mieux que le prosaïque qui voulait le garder pour lui tout seul. Morituri te salutant, criai-je à la littérature pour laquelle j’allais mourir, pour laquelle j’allais sacrifier le poète en répondant à une convocation de la police municipale de Givet, instiguée par M. Wallendorff. Oui, je vous l’avoue maintenant qu’il y a prescription, M. Wallendorff, c’était bien moi qui avais maculé d’encre le mur du stade qui se trouve devant l’HLM d’où j’e me trouve’écris aujourd’hui. Je ne sais plus ce que j’avais inscrit. Mais mon slogan aspergé à l’encre trop liquide, encre destinée à une ronéotype sur laquelle on imprimait les tracts mais qui avait rendu l’âme, ressemblait plus à une peinture de Cy Twombly – je me vante – qu’à une accroche sensée convertir les foules. Malgré cela, je vis le lendemain matin de mon forfait, les agents de la police municipale faire du porte-à-porte dans l’HLM oubliant étrangement de passer chez moi pour me poser la question qu’ils posaient à tous, à savoir s’ils avaient vu quelqu’un faire des gribouillis sur le mur la nuit précédente. Personne pour me dénoncer et malgré l’absence de preuve, le commissaire – quel honneur me faisait-on ! – me reçut pour me demander d’effacer mes bavures d’encre, et tout serait oublié. Je m’offusquais : non, je n’effacerais rien, ne voyait-il pas que c’était une provocation de venir faire ça juste devant mes fenêtres. On m’avait fait part de certaines rumeurs (c’était vrai), celles-ci visaient à me faire comprendre qu’il vaudrait mieux pour moi que j’arrêtasse mes conneries, je pense qu’on pouvait appeler ça une menace. Je recevais des coups de fils anonymes depuis quelque temps, c’était vrai aussi. J’étais la victime et me voilà accusé ! Je ne sais si mon indignation était convaincante mais j’étais content de mon interprétation et surtout de m’être bien amusé. L’encre disparut complètement du mur au bout de quelques semaines sans que personne n’ait eu besoin d’intervenir. M. Wallendorff me cherchait des poux dans la tête, mais ce faisant, il oubliait que cette pratique de singes renforçait les rapports sociaux. Il revigorait le poète en moi qui voulait se taper le Réel. Je pouvais jouer avec le Réel comme je jouais avec les mots. Mais, ça n’amusait que moi et pas ceux qui étaient les dindons de ma farce. Qui était le plus puéril de nous deux, M. Wallendorff, je vous le demande !, qui était le plus ridicule, celui qui mettait trois mots sur un mur ou celui qui mobilisait toute la police municipale pour retrouver le coupable ? Pourquoi ai-je oublié qu’il ne faut jamais prendre au sérieux le pouvoir parce qu’il retournera le sérieux contre vous ? C’est une règle bien connue : il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux pour ne pas sombrer dans le ridicule, du moins est-ce ma façon de voir les choses. Ceux qui ont le pouvoir ou qui le convoitent considèrent les choses à l’exact inverse. Ils mettent de l’esprit de sérieux dans tout ce qu’ils font alors que ce qu’ils font n’est que bouffonnerie. Et c’est parce qu’ils en prennent conscience parfois, ces fois-là quand leur outre à vanité gonflée à bloc se dégonfle, un soir d’échec électoral, par exemple, qu’ils se croient obligés d’en rajouter dans le sérieux pour dissimuler les pets foireux qu’ils ne peuvent s’empêcher de lâcher pour éviter l’explosion.
J’ai été obnubilé par la réplique de Lambertin, joué par Louis Jouvet, dans Entrée des artistes : « Mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art ». C’était mon grand ami de l’époque, mon ami disparu trop tôt, disparu de ma vie et disparu de la vie trop tôt, avec qui j’avais découvert Rimbaud, plus doué que moi pour comprendre Rimbaud, plus excessif que moi, plus jusqu’au-boutiste, plus déchiré, plus écorché vif, c’était lui qui me fit connaître ce dont je fis un adage. J’ai souvent confondu l’un et l’autre, trop mis de l’un dans l’autre ou de l’autre dans l’un. J’ai mis trop de politique dans ma poésie et trop de poésie dans ma politique. C’est le « un peu » qui était important et que j’avais oublié. J’étais entier et je mettais tout l’art dans la vie et toute la vie dans l’art. Le peu que je possédais des deux.
J’ai sacrifié à Janus toute mon existence sans avoir jamais su identifier ses deux visages. Je n’ai pas réussi à distinguer celui qui se tourne vers le passé de celui qui projette son regard dans l’avenir. Qui ouvre la porte et quel autre la ferme ? Ai-je payé de sacrifier à un culte païen qui oublie le présent , « Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde ». (Matthieu 28:20). Ah ! Si j’avais su voir Celui-là… J’y reviens toujours. Celui-là qui nous sauve du piège du temps par l’Éternité. Forcément, je n’ai pas su trouver l’entrée du Ciel parce qu’il n’a ni porte, ni fenêtre. J’ai appris à écrire Éternité avec un grand et un petit h, comme dans Histoire et histoire, les deux faces de mon Janus que j’ai souvent confondues. Et la littérature pouvait devenir Histoire et la politique histoire. L’un et l’autre écrasés sous le quotidien, enfouis sous le présent, mais assez forts pour percer la terre de ce présent devenue dure et aride à force de ne pas être cultivée.
J’aurais dû ne pas me contenter de la citation tronquée et aller voir de plus près ce que cela voulait dire. M’aurait aidé cette plus longue citation même si elle tronquée elle aussi :
« Tu t’installes confortablement dans un métier où il n’y a pas de confort : le métier d’acteur. […]
Il y a au théâtre comme dans l’épicerie une honnêteté professionnelle qui consiste à ne pas tromper le public. Il faut d’abord savoir son texte. […] Mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art […] Rien n’est faux. Il suffit d’avoir un peu la foi et tout devient réel […] Mais ne l’oubliez pas, c’est quand le rideau se lève que votre vie commence, il ne tient qu’à vous qu’elle continue le rideau une fois baissé. Pour cela, il suffit, après avoir cru en vos personnages, de croire un peu en vous. »
C’est moi qui souligne. Voilà. L’envie me démange de commenter longuement cette citation en la confrontant à ma vie. Ou plutôt l’inverse. Je risque de ne faire que de la paraphrase. Alors, je me contenterai de dire qu’elle me révèle tout ce que j’ai raté parce que je me suis perdu dans la « connaissance conventionnelle » dont parle Proust. J’ose enfin me donner pleinement à l’art, à l’écriture sans vouloir tromper quiconque. Mon art vaut ce qu’on voudra bien lui trouver. L’important est cette foi enfin, cette capacité de croire que je fus ceux que je fus, de croire que j’ai vécu, de croire enfin en ces personnages pour croire enfin en moi.