Dans mes rêves les plus fous 8
De l’insignifiance 1
Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous qui continuez à me lire pour savoir où je veux en venir, si je veux en venir quelque part, c’est la question centrale, je ne sais pas si vous vous posez la même question que moi, à savoir pourquoi j’insiste ainsi sur M. Wallendorff, personnage somme toute insignifiant, même si c’est justement cette insignifiance qui préside aux destinées du monde, du moins qui sert les intérêts de ceux qu’elle ne connaît pas elle-même, d’un système qui a permis à cette insignifiance d’être ce qu’elle est, un serviteur sans livrée et qui croit, ainsi dépouillé de son accoutrement, être le maître. Il est naturel que l’insignifiance ne se pose pas de questions. C’est dans cette banalité de l’insignifiance que se trouvent et la vérité de notre monde, et la vérité sur moi-même. Parce que c’est mon projet : trouver du sens dans l’insignifiance. Je n’ai peur de rien alors qu’il est évident que je devrais me méfier. J’ai tort en même temps car l’œuvre de M. Wallendorff est rien moins qu’insignifiante. Faire venir la Fnac et Décathlon à Givet, c’est y faire venir le progrès et la modernité. Avec du retard, il est vrai, et il était temps car à la vitesse où vont les choses il n’y aura bientôt plus des Fnac et Décathlon qu’à Givet. Même si le pire n’est jamais certain. Il faudrait déjà que je possédasse une définition du pire pour pouvoir me permettre de telles affirmations. Et d’autres sur le progrès et la modernité. Modernité qui aurait déjà dépassé le stade de la post-modernité selon certains. Dans quoi je me lance ! J’aime cette blague russe. « Le pessimiste dit : ça ne pourrait pas être pire. L’optimiste : si, si ça pourrait être pire ». Je me la rappelle de temps en temps comme on lit son bréviaire. Et je vous la donne comme définition du pire. Quant au progrès et à la modernité, j’espère bien que ces rêves (ou ces cauchemars ?) les plus fous vous en donneront un petit aperçu. Et je ne suis pas philosophe. Je vais en picorer des miettes, petit oiseau que je suis, chez les uns et les autres, voilà tout.
Dire que je revenais à Givet pour trouver de la tranquillité, pour me confronter le moins possible à la modernité. Je pensais que plus on s’éloignait du centre du pouvoir, moins on subissait ses foudres et plus il était possible d’avoir une prise sur le Réel. L’erreur était de ne pas avoir compris que le centre du pouvoir, le centre de décision n’était pas à Paris. Les lieux physiques supposés du pouvoir n’étaient plus que des miroirs aux alouettes. Et ce n’était pas qu’une métaphore. J’avais regardé avec beaucoup de compassion, de douleur et de colère les Gilets Jaunes se faire massacrer sur les Champs-Élysées, un massacre physique et moral. Les Gilets jaunes étaient véritablement des alouettes et la répression policière menée par cet odieux, ignoble et immonde – j’ai envie de multiplier les mauvais épithètes à l’infini – préfet Lallement imitait la chasse aux pantes. Une chasse ne connaissais pas comme je ne connais aucune autre méthode de chasse d’ailleurs. Il s’agit à l’aide d’appeau (des alouettes vivantes) et de sifflets imitant son chant d’attirer l’oiseau sur le sol où l’on aura installé des pantes. « Les pantes ou filets horizontaux sont les pièges qui nous rappellent les chasses d’antan. Face à la cabane imaginez un court de tennis en terre battue avec non pas un filet mais deux et ceci dans le sens de la longueur. Ces 2 filets peuvent se rabattrent (sic) individuellement lors du déclenchement des ressorts qui maintiennent les filets. » (voir ici : http://bouchiret.free.fr/pages/Alouette.html. N’y a-t-il pas là beaucoup de ressemblance avec la « nasse » pratiquée par les forces de répression dans les rues des villes ? La tradition, ça a du bon. Rien de nouveau sous le soleil. Ce ne sont pas des homoncules (https://www.cnrtl.fr/lexicographie/homoncule) tels le préfet Lallement qui me contrediront.
Essayais-je de dissimuler ma lâcheté – parce que je me trouvais lâche de ne pas porter de gilet jaune dans les rues de Paris – derrière cette conscience que je prétendais avoir sur la réalité du pouvoir et qui me disait que celui-ci était inatteignable ? Je croyais comme Louise dans le film Louise Michel qu’il fallait « faire buter le patron par un professionnel » était la seule chose à faire. Mais le plus dur était de trouver le patron, surtout quand on n’avait pas les moyens de se payer un vrai professionnel. Et comme Lénine lui-même avait échoué… J’aurais aimé voir dans la lutte des Gilets jaunes un remake de la Commune de Paris. Mais, j’avais des scrupules à lui appliquer la sentence de Marx, phrase par laquelle débute Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Je ne voulais pas manquer de respect à ces pauvres gens qui occupaient les ronds-points et à se réunir dans les rues de Paris et de beaucoup d’autres villes parce qu’ils avaient besoin de sortir de l’anonymat et du désespoir dans lequel se monde s’ingéniait à les plonger. Je me sentais lâche, oui. Comme se sentait lâche Jules Vallès, celui à cause duquel j’avais quitté Givet, dans l’espoir qu’à Paris je pourrais rejouer cette Commune de Paris, parce qu’on ne pouvait rejouer la Commune de Paris qu’à Paris. Oui, car tel avait été mon rêve le plus fou. Et mon lecteur pourra juger que le terme de folie n’est ni galvaudé ni usurpé dans mon cas comme il peut l’être dans la bouche de M. Wallendorff. Je rêvais de mourir sur une barricade, sur cette barricade-là que j’avais découverte sur la couverture de L’Insurgé. J’avais 15 ans et je rêvais de mourir sur une barricade, j’avais 15 ans et je rêvais de mourir. Je voulais faire de moi un personnage de fiction et je fis de moi un personnage de fiction, pour ne pas mourir. J’étais un personnage de roman et un mauvais génie m’en avait expulsé. J’avais trouvé le roman qui me permettait enfin de rejoindre la place qui était la mienne. Mais, voilà qu’il s’agissait d’un roman où le personnage commençait par s’en prendre à lui-même, à s’accuser de lâcheté. Je retrouvais ma place dans un roman où le personnage auquel je m’identifiais commençait par dire qu’il ne se trouvait pas à sa place.
C’est peut-être vrai que je suis un lâche, ainsi que l’ont dit sous l’Odéon les bonnets rouges et les talons noirs !
Voilà des semaines que je suis pion, et je ne ressens ni un chagrin, ni une douleur ; je ne suis pas irrité et je n’ai point honte.
J’avais insulté les fayots de collège ; il paraît que les haricots sont meilleurs dans ce pays-ci, car j’en avale des platées et je lèche et relèche l’assiette.
(…)
[…] Je suis en train de gagner l’insouciance des galériens, le cynisme des prisonniers, de me faire à mon bagne, de noyer mon cœur dans une chopine d’abondance — je vais aimer mon auge !
J’ai eu faim si longtemps !
J’ai si souvent serré mes côtes, pour étouffer cette faim qui grognait et mordait mes entrailles, j’ai tant de fois brossé mon ventre sans faire reluire l’espoir d’un dîner, que je trouve une volupté d’ours couché dans une treille à pommader de sauce chaude mes boyaux secs.
Ma faim était toute métaphysique quand j’avais 15 ans mais c’est la pire des faims. Je mangeais à ma faim en 2018, à l’époque des Gilets jaunes. Mais, à nouveau, je ne trouvais pas ma place. Mon divorce m’avait retiré l’identité d’emprunt que mon mariage m’avait donné. J’avais tout perdu. Matériellement, j’étais revenu à ma situation de l’automne 1997 quand je m’installais dans cette chambre de bonne à Paris. Cette chambre sans douche avec les toilettes sur le palier – que j’étais le seul à utiliser – ne faisait certes que 12 m2 mais j’avais au moins 3,5 m de plafond non mansardé et je n’y étouffais pas. Elle était située au sixième et dernier étage avec un ascenseur auquel je n’avais pas accès parce que mon propriétaire qui vivait au même étage que moi – un jeune couple qui ne roulait pas sur l’or et que je payais en liquide mille francs par mois – n’avait pas réglé sa quote-part des coûts d’installation de l’ascenseur. La vieille dame qui habitait aussi le même étage que mois depuis plus de quarante ans, certainement depuis plus longtemps que ces bourgeois propriétaires des étages inférieurs et qui n’y habitaient peut-être même pas, l’obligeaient à monter ses courses par les escaliers. Ah ! La mesquinerie de la bourgeoisie…De L’Insurgé j’étais passé au Bachelier du même Vallès. A vingt-neuf ans, j’étais à nouveau étudiant. Mais comme mes études ne me nourriraient ni en grec, ni en latin, j’étais persuadé que je ne mourrais pas de faim.1 Cette fois-ci c’était Rastignac qui débarquait, un Rastignac à ma façon. J’étais persuadé de jouer ma vie à quitte ou double – j’avais besoin de mobiliser tout mon être, de vivre la plus petite ambition comme un enjeu vital pour ne pas échouer . Mais comme tout me réussissait depuis quelque temps, rien ne pourrait m’arriver sauf le bonheur. Je venais à Paris pour prendre femme et condition. J’y parvins et je devins plus ou moins homme. La vie m’arracha des pages du Bachelier et des Illusions perdues. Il me sembla que je n’étais plus un personnage de fiction. Mais, en cet automne 2018, je ne savais à qui j’avais affaire. J’étais au plus bas. J’avais certes plus qu’un futon, un portant et deux tréteaux et une planche – seuls biens dont je disposais avec quelques centaines de livres en 1997 : pierre qui roule n’amasse pas mousse, me répétait ma grand-mère, il était temps de l’écouter enfin – dans mon minuscule et sombre appartement de Saint-Germain-en-Laye mais j’avais perdu ma maison de banlieue et une résidence secondaire en Bretagne, perdu une vie de privilégiés que seuls dix pour cent de la population pouvait s’offrir. Et moi qui venais du décile opposé, du décile le plus bas, j’étais monté si haut sans avoir fait d’autres efforts que de dire à une jeune femme, un soir où j’avais trop bu, que je l’épouserais si elle quittait son compagnon. J’avais trop bu, et j’allai trop haut, trop vite. Je chutai à la même vitesse. Quelle gueule de bois ! Je chutai plus bas encore car on me séparait de mon fils – il n’aurait tenu qu’à moi de trouver assez de force pour ne pas m’y résoudre me dis-je trop facilement encore aujourd’hui – ; j’étais un père égaré, renié. Je cachai ma misère derrière une adresse postale prestigieuse : Saint-Germain-en-Laye, en plein centre-ville. Saint-Germain-en-Laye : ville royale, ville de privilégiés de l’ouest parisien privilégié, ville au magnifique château où était né Louis XIV, une ville de conte de fées… J’étais redevenu un personnage de fiction mais plus houellebecquien que vallèsien. « L’absence d’envie de vivre, hélas, ne suffit pas pour avoir envie de mourir. » (Michel Houellebecq, Plateforme) Je ne savais plus qui j’étais Perdu, je me mis en quête de moi-même. Je pensais à celui de seize ou dix-sept ans, je ne savais pas à quel autre faire appel, celui plein de rêves, celui-ci qui n’était pas encore allé en RDA, ni venu à Paris, qui croyait à la poésie, qui était encore ce personnage de l’Insurgé avant la Semaine sanglante. J’allai jusqu’à me rendre seul à la fête de l’Humanité. J’écoutais au bord des larmes sur le stand du Pôle de renaissance communiste, mouvement qui voulait raviver l’esprit léniniste, des communistes sud-coréens parler de la prison à laquelle le régime démocratique les condamnait. Et, je bus deux bières sur le stand des Ardennes où je vis des anciens camarades. Je ne les abordais pas. Je rendis visite aux éditions Delga où j’achetais quelques livres que je n’ai toujours pas lus aujourd’hui. Mon cœur meurtri y était mais pas mon âme. Pourtant, je me disais que cette cause perdue m’irait mieux que celle d’Oblomov. Elle me sortirait de cette fiction où un petit noble russe n’acceptant pas d’avoir perdu son enfance passe son temps allongé à ne rien faire. Je passai la plupart de mon temps allongé, incapable de rien faire, négligeant mon travail ou me lançant dans des défis qui dilapidaient le peu d’argent que j’avais récupéré de la vente de ma maison. Tout ce que j’essayais ratait. J’étais incapable de jouer à quitte ou double parce que je n’avais plus rien à miser. J’avais fait tapis et les cartes s’étaient retournées contre moi. Je faisais tout pour me rendre impossible la vie à Saint-Germain-en-Laye. Marre de vivre au-dessus de mes moyens, de péter plus haut que mon cul. Marre de ne plus savoir qui j’étais, de n’être plus rien. Les livres me tombaient des mains, l’Histoire m’avait menti, ceux qui ne sont rien restent rien. Plus de Littérature, plus de politique pour me sauver. Rien d’autre que moi-même ! Comment vouliez-vous que je sois Gilet jaune, je n’avais pas le permis et encore moins de voiture ?! J’étais redevenu une fiction. Oblomov, une fiction immobile, parce que je ne pouvais pas croire en la fin heureuse du roman. Je voulais retourner en enfance et mon enfance c’était cette bohème vécue avec ma future-ex-femme dans cette chambre de bonne que je ne voulais pas quitter mais que je quittais parce qu’il fallait bien vivre et avoir de l’ambition. Comment aurais-je pu expliquer qu’en cet été 1998, je possédais tout ce que j’avais souhaité, que je n’avais plus besoin de rien ? Et à qui aurais-je pu l’expliquer ? A qui d’autre qu’un thérapeute ! Je me savais malade. Mais de quelle maladie ?
Peut-être et que si j’avais lu en 1998 et en 2018 les mots qui suivent tirés des Victimes du livre de ce même Jules Vallès, j’y aurais trouvé un diagnostic.
Pas une de nos émotions n’est franche.
Joies, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes ; tout est copié, tout !
Le Livre est là.
L’encre surnage sur cette mer de sang et de larmes !
Cela est souvent gai, quelquefois triste. Mais à travers les débris, les fleurs, les vies ratées, les morts voulues, le Livre, toujours le Livre !
« Cherchez la femme, » disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi : le chapitre, la page, le mot…
Combien j’en sais dont tel passage lu un matin a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence !
Une pensée traduite du chinois ou du grec, prise à Sénèque ou à saint Grégoire, a décidé d’un avenir, pesé sur un caractère, entraîné une destinée. Quelquefois le traducteur s’était trompé, et la vie d’un homme pivotait sur un contresens.
Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le Livre la traîne après lui, vous faisant d’un poltron un crâneur, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête-pâle d’une queue rouge.
Tyrannie comique de l’Imprimé !
D’où vient cela ?
Je ne sais ; mais l’influence est là ! Tous la subissent, jusqu’à nous, les corrompus, qui lisons mieux sur la mise en page que sur le manuscrit, et croyons plutôt que c’est arrivé.
Joignez à cette autorité de l’imprimé l’intérêt du roman. Que l’écrivain ou l’écrivailleur ait donné à ses personnages une physionomie saisissante, dans le mal ou le bien, sur une des routes que montre Hercule, moine ou bandit, ange ou démon ! et c’en est fait du simple ou du fanfaron sur qui le bouquin tombera. Ce sera une bosse ou un trou, une verrue ou une blessure, suivant la chance ! Mais la trace est ineffaçable comme la tache de sang sur la main de Macbeth ! Ils gratteront à en saigner ; le pâté y est, il restera !
Et cela, sans qu’ils s’en doutent, sans qu’ils sachent qu’ils ont le cerveau gonflé de vent et que leur cœur bat… dans l’écritoire d’un autre.
Rares, d’ailleurs, bien rares, dans Paris comme à la banlieue, à l’Académie comme dans la boutique, ceux que n’a pas plus ou moins entamés le Livre, qui n’en portent pas un peu la marque dans la tête ou dans la poitrine, sur le front ou la lèvre !
Combien de fois, sans le vouloir au juste ni le savoir tout à fait, tel qui croit être lui, ne s’est-il pas tenu en face d’une émotion ou d’un événement dans l’attitude de la gravure, avec le geste d’Edgar !
Si l’on était franc et si l’on cherchait bien, comme on se surprendrait en flagrant délit de contrefaçon ? En faisant le siège de son âme, combien de brèches par où passe un bout de chapitre, un coin de page
Que de mensonges il fait faire à soi-même, le livre ! que de lâchetés il excuse, que de faiblesses il autorise !
On croira n’être pas gai, pas triste, point en joie, pas en train, parce que le livre marque autre chose à cet endroit. On voulait être simple, on est précieux ; passer outre, on s’arrête ; pardonner, on se fâche ; saluer, on insulte ; — Ici l’on rêve. — Ici l’on flâne. — Ici l’on pleure. Et un tas d’autres poteaux plantés tout le long de la vie, auxquels le premier mouvement vient se casser les ailes, et sur lesquels on lit son chemin, au lieu de le faire, l’œil en avant, le cœur en haut !
Pauvre cœur qui avance ou retarde ; qu’on règle sur le volume comme un bourgeois règle sa montre sur une horloge ; on regarde à ce cadran l’émotion qu’il est ! pauvre cœur ! — vieil oignon !
C’est partout ! c’est toujours ! en haut, en bas ; à dix ans, à quarante !
Victime convaincue ou désespérée, gaie ou funèbre, qui fera rire ou fera pleurer, tout petit, le livre vous prend ! — Il vous suit des genoux de la mère sur les bancs de l’école, de l’école au collège, du collège à l’armée, au palais, au forum, jusqu’au lit de mort, où, suivant le volume feuilleté dans la vie, vous aurez la dernière heure sacrilège ou chrétienne, courageuse ou lâche !
Regardez !
Le texte ensuite, et c’est pour cela qu’il se termine par « Regardez ! », donne quelques exemples concrets de victimes du livre. (lire ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_R%C3%A9fractaires/Les_Victimes_du_Livre#:~:text=Quel%20livre%20!%20et%20quelles%20victimes,de%20la%20vie%20qui%20passe.)
C’est seulement aujourd’hui que je pouvais lire ce texte que j’avais en ma possession depuis longtemps mais que je ne lisais pas parce que nul sait ce qu’il serait advenu de moi si j’avais lu Les Victimes du livre il y a une douzaine d’années ou bien avant, au moment où je m’emparais de l’édition de poche de L’Insurgé : plus rien certainement. Qui sait ? Je suis le plus mal placé pour le savoir. Plus rien de ce que je croyais être alors, certainement. Autre chose alors plutôt que rien. Je dois être un peu plus indulgent à mon égard. J’avais déjà osé aller voir en face l’un des visages de ce Janus qui me trompait sur le passé et l’avenir, ces deux visages qui avaient pour nom Littérature et Histoire (ou Politique). J’avais fait un voyage en Allemagne de l’Est deux avant avant la chute du Mur et je n’y avais vu ni l’enfer que s’ingéniait à décrire le monde prétendu libéral et démocratique, ni le paradis promis par le marxisme-léninisme. Je m’étais confronté au socialisme réel, à l’Histoire, à la Politique réelle en train de se faire et qui était celle qui entretenait mon espoir. Je vis l’Histoire en train de se défaire. Je revins désillusionné de ces trois semaines passées en RDA. Je reparlerai plus en détail de ce voyage car il nous embarquerait trop loin, là où plus personne ne pourra jamais aller. Je vous ai fait monter à bord d’un bateau où l’on cherche le capitaine et même si je sais que je finirai par le retrouver pour connaître ma destination, je ne voudrais pas ajouter de l’errance à cette errance, ce que je peine déjà à faire. Laissons de côté l’Histoire qui peut prendre la forme de la politique comme la Littérature peut se métamorphoser en Livre. Ainsi, je voulais dire, qu’ayant déjà immolé l’Histoire sur l’autel du Réel, je ne pouvais pas me lancer dans un nouvel autodafé où le combustible aurait été aussi la victime. Remettre en cause le Livre eût été jeter la seule béquille qui me restait et qui me permettait d’avancer clopin-clopant, même si avancer n’est pas vraiment le mot juste. Il faudrait plutôt dire pousser ma carcasse hémiplégique dans l’ornière de la vie réelle. C’était la seule portion d’identité de moi-même que je pouvais encore afficher publiquement. Et je vivais – je vis encore – dans le Livre, grâce au Livre, je veux dire matériellement et socialement même si j’avais pris un chemin de traverse. Je parle ici du Livre en tant que bien matériel et non comme nourriture métaphysique. Je découvrais à travers le monde du livre que je côtoyais qu’il était nécessaire pour ma survie de séparer les deux univers du Livre. Et il a fallu la crise du Covid pour que je comprisse que le monde de la production du livre, que l’édition, la librairie, la bibliothèque et même les écrivains n’étaient que les employés d’une industrie moribonde, qui ne savait plus quoi inventer pour retrouver une plus-value qui disparaissait comme peau de chagrin, où régnait l’impitoyable division du travail et où chaque acteur, chaque anneau de la chaîne essayait de prouver son utilité. La librairie était-elle vraiment un commerce si essentiel ? Les libraires avaient osé revendiquer vendre du plus essentiel que des chaussures ou des manteaux d’hiver pour les enfants. « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes » se demandait Dostoïevski. Mais, je ne crois pas que Shakespeare doive sa renommée à quelque libraire, et je crois encore moins que dans les rayons des librairies se trouvent des Shakespeare contemporains. Je m’emportais le 6 novembre 2021 dans un texte que je rédigeais lors d’une manifestation contre la gabegie covidiste (https://www.legrandexil.com/avis-de-recherche/) et qui fus pour moi mon adieu au livre, un adieu à ce monde du livre qui avait été la matière d’un de mes rêves les plus fous.
Mais, je ne jetais pas le bébé avec l’eau du bain ou alors seulement les avortons noyés dans l’eau croupissante du bain contemporain où je n’avais plus envie de mettre le petit doigt de pied.
Tout était déjà là depuis le début, dans le livre, dans la littérature au moment où elle naissait, me dis-je en relisant Les Illusions perdues ! Il suffisait de se replonger dans Balzac comme le suggérait déjà Friedrich Engels dans une lettre à Margaret Harkness en avril 1888 : « J’ai plus appris [dans Balzac], même en ce qui concerne les détails économiques (la redistribution de la propriété réelle et personnelle après la Révolution), que dans tous les livres des historiens, économistes, statisticiens, professionnels de l’époque, pris ensemble. »
Mais, dans tout cela, je ne vois pas encore la réponse à la question que je posais au début de ce texte, à savoir pourquoi j’insiste sur M. Wallendorff. Je feins seulement de ne pas la voir. Je prolonge le suspens en approchant du climax. Ce sera pour la prochaine fois et dans cette prochaine fois je convoquerai Balzac et d’autres, le XIXe siècle où déjà sévissait M. Wallendorff et je convoquerai aussi Marx pour démontrer (à peu de choses près) « comment la lutte des classes en France créa des circonstances et des conditions qui rendirent possible le fait qu’un personnage médiocre et grotesque joue le rôle de héros.» Même si je ne veux rien démontrer et si je parviens juste à montrer un peu, je m’en contenterai. Rappelle-toi toujours ces mots de René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » Comme je le disais précédemment, j’ai mis top de politique dans la littérature et trop de littérature dans la politique. J’ai cherché trop de preuves dans les traces. J’ai essayé de prouver que l’on pouvait rendre les rêves réels. Trop poète pour la politique, trop politique pour être poète. Et me voilà écrivant ce que j’écris aujourd’hui. Un peu le cul entre deux chaises.
1« À ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim, je dédie ce livre. » est la dédicace du Bachelier, deuxième volet de la trilogie de Jules Vallès.