4 janvier 2024

Dans quel monde vis-tu ? (1)

Par Philippe

« Tout homme répugne justement, s’il a quelque commerce avec son époque, à la juger monstrueuse. ». Cédric Lagandré, La Société intégrale

J’ai vu plusieurs mondes, j’ai vécu dans plusieurs mondes. Je ne vois pas un monde unique.

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J’ai commencé ma vie dans un monde à part, dont je ne sus qu’il était un infra monde que lorsque je découvris le supra monde.

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J’ai vécu dans un entre-monde, le cul entre deux chaises, tombant souvent.

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J’ai tenté la conciliation avec le supra monde. Je n’y suis pas parvenu. Conciliation : obligatoire dans le cas de divorce contentieux. J’étais divorcé d’avec le monde sans consentement mutuel avant de me marier. Je fis un mariage forcé, arrangé, mal arrangé. Je fis les choses à l’envers. Je vécus à l’envers du monde.

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Le supra monde n’était pas une évidence pour moi. Le monde ne se voit pas de loin. Pourtant il m’a semblé qu’il était une évidence pour beaucoup, pour la majorité. Je compris que cette majorité voyait le monde de loin.

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Mon infra monde était une évidence. Je le voyais de loin, de si loin qu’il finissait par disparaître. C’est ainsi que se présente l’évidence. L’évidence est ce qu’on ne voit plus.

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Je me rapprochai alors de mon infra monde, j’y creusais, je creusais la tombe où il reposait. Je me fis détrousseur de cadavres qui n’avaient rien emporté dans leurs tombes, pas plus qu’ils n’avaient laissé d’héritage.

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Mon infra monde : une famille d’ouvriers de cinq personnes au bout des Ardennes.

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Je viens de cette classe qui devait nous faire sortir de l’Histoire, la classe ouvrière qui n’est plus tout le prolétariat, qui n’est plus. En quittant ce monde reclus des ouvriers – encore plus reclus du fait que ce monde était en plus enclavé dans le nord-est de la France, un peu à l’écart de tout –, j’ai découvert que la normalité dans laquelle je vivais n’était pas LA normalité. Le monde dont je faisais l’expérience ne m’était pas donné. Rien ne me parvenait comme une évidence. Je ne voyais pas ce que la plupart des autres pouvaient voir, ce qu’il ne voyaient pas. Je voyais ce qu’ils ne voyaient pas. Le monde m’était proprement hostile. Le monde normal imaginé – et non bâti – par des gens qui n’étaient pas les miens m’est apparu « monstrueux ». Et je me suis façonné en opposition à cette monstruosité. C’était un monde qui triomphait dans l’espace, et chaque espace, chaque bâtiment, chaque lieu, semblait me dire que je n’avais rien à faire ici. Je m’étais nourri de littérature et d’Histoire, je comprenais le monde à partir du XIXe siècle dont les écrivains avaient eux-même bien compris ce qu’il était, ce qu’il est encore aujourd’hui, ce qu’il est en pire. En sortant de mes livres, je découvris un monde que l’Histoire semblait avoir abandonné à son triste sort et à cette seule vocation : la reproduction sérielle et cyclique des marchandises, de l’argent et des hommes-machines, à l’infini. J’ai essayé de vivre dans un camp retranché où l’Histoire avait encore son mot à dire, je gardais au chaud l’Histoire qui devait voir le triomphe des miens, le triomphe de l’esclave sur le maître, de l’esclave qui abolirait maître et esclave et ferait de nous ni maître, ni esclave mais des individus libres et égaux. Je connus plus d’une résignation, plus d’une capitulation.

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La classe ouvrière : on aimait ce qu’elle serait, on aime ce qu’elle était.

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Mon infra monde est mort. La classe ouvrière est morte. En moi survit une partie morte. J’ai vécu et je vis comme un hémiplégique qui s’acharne malgré l’avis péremptoire des médecins à vouloir recouvrer l’usage de sa moitié inerte.

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J’ai vu les bourreaux à l’œuvre, ceux qui m’ont rendu hémiplégique. Et le supra monde a laissé faire quand il n’a pas encouragé ce génocide de classe, quand il n’a pas été à l’origine du génocide.

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Débâcle

  • Je veux rentrer !, je gueule à Beauchesne. Revoir le pays. Je veux terminer ma vie là-bas, chez moi.

Il hésitait entre le fou rire et le dégoût. Il ne comprenait pas de quoi je lui parlais. Le vin me procurait la force qui me manquait. Cela me rappelait la fois où, fin torché, au petit matin d’un Nouvel An passé dans une discothèque parmi les plus minables du monde – un assommoir où l’on se permettait de vomir sous la table sans s’émouvoir -, une boîte située à moins de deux cents mètres de la douane belge quand il existait encore des douanes, cela me rappelait cette fois-là où je voulais me poster devant la discothèque et faire du stop avec un panneau « Moscou ». J’avais battu tous les records dans le pathétisme, atteint des sommets dans le ridicule. Imbattable dans la débilité, une splendeur. Mais, je fonctionnais ainsi, des bouffées délirantes et euphoriques qui me permettaient de poursuivre dans l’existence. Mes frénésies ne me prenaient jamais à jeun, pour ça que j’avais échappé à l’asile jusque-là.

On était toute une bande de glandus qui venaient gerber leur malheur le samedi soir dans ce bouiboui. La fine équipe de bras cassés, juste capables d’aller s’emplafonner contre les platanes fin bourrés au volant de leur pauvre épave. Il faut l’avoir vue la France sans espoir de la province dans les bouges le week-end pour se rendre compte de la profondeur du désastre. Mais, celle-là de France, depuis longtemps, elle a compris qu’elle valait pas plus que de la merde, alors, elle ne va pas glisser de bulletin de vote le dimanche, non, ces jours-là, elle cuve sa détresse. Du coup, le politicard, il s’en contrefout doublement de toute cette racaille. Pas besoin d’avoir fait sept années de sociologie pour oser l’analyse. Attention : je ne veux pas en faire des victimes, plus d’un est responsable de sa cirrhose, ils la revendiqueraient même si on venait les plaindre. Déjà qu’on leur a détruit leur boulot, qu’on les a dépouillés du peu qu’ils avaient, il ne faudrait pas en plus venir leur piquer leur cancer. Qu’est ce qu’il leur resterait ? L’alcool me rendait euphorique et sentimental mais réveillait aussi toutes les douleurs endormies.

  • Il n’existe plus ton chez toi qu’il me lance Beauchesne, un peu las, du ton de celui qui a envie d’évacuer le sujet.

Mes récriminations avaient fini de l’amuser. Il semblait préoccupé par tout autre chose.

Au fond, j’étais d’accord avec lui : un lieu, ce sont des hommes, les souvenirs ne sont pas dans les pierres mais dans les mémoires. Les pierres étaient encore toutes debout, même qu’on les remettait d’aplomb, on remontait les vieux murs écroulés, on balisait des sentiers de randonnée. On pouvait même faire des croisières sur la Meuse. De la merde, quoi ! Pour éviter aux touristes de rencontrer la faune humaine délabrée qui sévissait dans les rues. Les hommes – je veux dire ceux qui méritent le nom d’homme, qui ont mis plusieurs générations pour se redresser, pour vivre debout malgré le joug – avaient disparu, évaporé, évacué dans tous les azimuts. Ce que deux invasions allemandes, deux exodes, deux occupations de plusieurs années n’avaient pas réussi à faire, quelques années de libéralisme y étaient parvenues.

Il est fidèle à son pays, l’Ardennais. Ma grand-mère, la seule fois, où elle n’avait pas couché dans son lit, c’était en 1940, elle avait dix-neuf ans. A peine Pétain était-il rentré de Rethondes, qu’elle avait repris son barda et quitter Castelsarrasin sans avoir le temps de roter son haricot saucisse – on ne pouvait pas appeler cassoulet, la pitance qu’on avait servie aux réfugiés – et quelques jours après, avec toute sa famille, elle était de retour chez elle, en plein milieu de la zone interdite à quelques kilomètres du Quartier Général de la Gestapo. Ce nom de Catselsarrasin la faisait toujours rêver même 50 ans après, elle y avait peut-être croisé Pierre Perret gamin, pensait-elle. Pierre Perret qui viendrait chez elle à la fin des années 60 pour y tourner quelques scènes du film Les Patates ; et son fils, mon père, boirait des coups en compagnie du chanteur et acteur dans un bistrot de la ville.

Pour l’anecdote, elle avait dû un jour recoudre le bouton d’un pantalon SS directement sur le bonhomme et sous la menace de son arme. Elle s’en souvint toute sa vie de la frousse qu’elle avait eue, elle en tremblait encore des décennies après. Et si elle lui avait piqué les roustons avec son aiguille ! Je la plaisantais en lui disant qu’elle avait eu quand même la chance d’exercer ses talents de couturière – elle n’était vraiment pas douée pour être franc – sur un costume Hugo Boss.

C’est du costaud l’Ardennais, du solide, aussi dur, résistant que sa tête de bois, que les chevaux de la même race que Napoléon avait choisis pour l’accompagner lors de la campagne de Russie – ça ne lui avait pas réussi pour autant. Même sous la botte allemande, il ne rompt pas. Il n’est pas délicat pour deux sous, pas du genre à se plaindre. Hé bien, ces grands gaillards avaient mis un genou à terre, et même les deux avant de rouler dans le dernier trou sous les diktats de petites salopes endimanchées qui avaient biberonné du petit lait libéral saveur Hayek-Friedman et qui détruisaient la vie des ouvriers d’un trait de stylo Mont-Blanc bien à l’abri dans les cabinets ministériels parisiens ou leurs bureaux bruxellois. Toutes ces petites salopes endimanchées qui ne connaissent du monde que la rue de l’Observatoire et les allers-retours qu’ils font entre l’ENA et leur résidence dans le VIIIe, à Neuilly ou Boulogne-Billancourt, entre leurs bureaux rue de la Loi 200 à Bruxelles et les déjeuners avec d’autres salopes endimanchées lobbyistes avant de prendre le Thalys. L’Ardennais, il le sait que pour la petite salope endimanchée, il n’est qu’une variable d’ajustement, qu’une sous-merde, moins d’un kilooctet dans les bases de données du ministère.

Un désert industriel le temps d’une grosse décennie, plus rien que les tours d’une centrale atomique. Je ne le retrouverais pas le lieu où j’avais vécu, où j’avais souffert surtout. Je crois que j’étais à la recherche de l’élan qui m’avait poussé à fuir, de cette volonté qui m’animait alors et qui m’avait permis de m’extraire de la force d’attraction de l’échec accepté, de la fatalité du vivre-là parce qu’on y est né. Comme si on pouvait retourner en arrière, annuler le temps ! J’avais été incapable de mettre fin à mon errance en plus de vingt-cinq ans d’exil, incapable de me fixer et d’apprivoiser un lieu, de le rendre familier et de m’y sentir chez moi. Longtemps, j’avais tiré un trait sur les Ardennes, je ne m’y rendais qu’en de rares occasions, en traînant les pieds, contraint et forcé par le décès d’un membre de ce qui me restait de la famille là-bas. J’éprouvais même un réel mépris à l’égard de ceux qui avaient choisi d’y rester envers et contre tout et d’y passer leur vie. Puis, un jour, parce que j’avais conscience d’avoir épuisé les espoirs procurés par mon départ, je me rendis compte que je n’avais fait que me soumettre en quittant ma terre natale, qu’accepter le diktat économique, de jouer le scénario écrit par les petites salopes endimanchées, qui me condamnaient à un exil forcé. Le courage et la force de caractère étaient chez ceux qui ne s’étaient pas résignés au départ, qui ne craignaient pas de dédaigner les menaces, qui trouvaient indignes qu’une vie d’homme soit réduite à celle d’un guignol qui s’agite là et de la manière choisie par le pouvoir. Certes, les petites salopes endimanchées pouvaient le priver de boulot mais pas de dignité. Survivre mais la tête haute. Comme le disait un sidérurgiste en réponse à un journaliste télé qui lui demandait pourquoi il ne quittait pas les Ardennes : « Il faudrait que je perde tout en perdant mon travail ! Ma maison, ma famille, mon pays ! ». C’était cela le problème avec les prolos des Ardennes. Même s’ils ne savaient faire que ça, travailler, travailler à l’usine, leur vie n’était pas encore entièrement rongée par le travail. Bon, ils ne savaient rien faire d’autre, la plupart à quatorze ans, allez hop à l’usine, et il n’y aurait rien d’autre pour eux, surtout qu’ils ne sachent rien faire ou si peu, c’est comme ça que le bourgeois il l’aime l’ouvrier. Mais, ils savaient qu’en se serrant les coudes entre camarades, soudés comme une phalange de hoplites, en ne cédant pas une pouce de terrain, ils résisteraient à la bombe à fragmentation que les petites salopes endimanchées leur avaient balancée à la gueule. Surtout ne pas se disperser… Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircis, le champ de bataille avait été déserté même par les plus braves, on avait rasé les ruines des usines, on avait tout reconstruit de manière à ce que cela ressemble plus à un village Disney qu’à un camp de travail désaffecté. Qu’on oublie tout ce que ce fût.

Commencé en 2010, dernière version de 2014

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