Dans quel monde vis-tu ? (2)
La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu’elle est ce pouvoir de généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. La culture s’est détachée de l’unité de la société du mythe, « lorsque le pouvoir d’unification disparaît de la vie de l’homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et acquièrent l’autonomie… » (Différence des systèmes de Fichte et de Schelling). En gagnant son indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste d’enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance. L’histoire qui crée l’autonomie relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s’exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l’histoire conquérante de la culture peut être comprise comme l’histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l’unité perdue. Dans cette recherche de l’unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même.
Guy Debord, La Société du Spectacle
Rappel : L’infra monde dans lequel j’ai vécu et où vit encore la moitié morte en moi que j’ai ressuscitée n’était pas le supra monde dans lequel la majorité vivait et vit encore.
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Mon infra monde était opposé au supra monde. Il était même son ennemi. Il fallait lui mener une guerre de classe. L’ennemi était partout, avec certitude où l’ouvrier n’était pas.
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Le lycée fut mon premier supra monde. Mon premier champ de bataille. Je luttai contre la littérature officielle, contre la pensée officielle avec pour seules armes L’Insurgé de Jules Vallès et quelques bribes de marxisme. J’amusai mon professeur de français, poète, catholique pratiquant, enfant d’une famille nombreuse de cette bourgeoisie encore humaniste qui faisait ses « humanités ». Agrégé de lettres modernes, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, il se disait « élitiste pour tous ».
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Il voulait le meilleur pour tous, c’est le sens à donner à son affirmation. Affirmer ceci, c’est avoir la prétention de posséder ce meilleur, c’est avoir la prétention de savoir ce qu’est le meilleur pour chacun. L’enfer est pavé de bon sentiments.
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Il nous inscrit, mon meilleur ami, mon seul ami de l’époque et moi-même, au Concours général des Lycées. J’étais flatté et je ne comprenais pas. N’avait-il pas mentionné à plusieurs reprises ma syntaxe maladroite ? J’eus 5/20 au Bac blanc de français. Un devoir sur l’amour et la littérature. Je n’y connaissais rien à l’amour, je n’y connaissais rien à la littérature.
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Il nous reçut un jour chez lui (dans son jardin) un mercredi après-midi pour une séance de travail informelle, pour aller plus loin sur les textes que nous présenterions à l’oral de français. Nous n’étions que six ou sept à avoir fait le déplacement en Belgique. Il habitait à une quinzaine de kilomètres une très belle propriété, un petit manoir très bourgeois avec sa femme et ses deux enfants où nous n’eûmes pas l’occasion de pénétrer. Il nous dit qu’à Givet ou dans les environs en France, on ne lui avait fait visiter que des taudis. Il s’attrista et même s’offusqua que si peu de monde fût venu. Il était amer. Il est vrai qu’il était inimaginable que des jeunes gens d’à peine seize ans pussent avoir des activités plus intéressantes que parler de Blaise Pascal. Dans son amertume, fruit de la désillusion saillait une pointe de mépris. Donner des perles à des cochons. Quand on ne voulait pas faire d’effort pour s’en sortir… Le paradis est pavé de mauvais sentiments.
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Je l’admirais et je le méprisais.
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Admiration : il me fit découvrir Louis-Ferdinand Céline, Blase Pascal, William Shakespeare, Fiodor Dostoïevski, Georges Bernanos et surtout René Char et surtout Arthur Rimbaud.
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Mépris : c’était la fin de l’année, j’étais avec une camarade de classe dont j’étais secrètement amoureux. Nous rencontrâmes le professeur de français. La gauche venait de perdre les élections. Le Front national avait autant de députés que le Parti communiste. Nous parlâmes certainement de ces élections. Je ne me souviens que d’une seule phrase prononcée par le professeur, ainsi ou quelque chose d’approchant : « Si tout le monde faisait des efforts, acceptait de se serrer la ceinture, l’économie irait mieux ». Je me souviens que j’entendis avec bonheur ma camarade de classe s’offusquer en même temps que moi. Qu’on me donnât une ceinture d’abord ! Il ne voyait donc pas que mon froc devenu trop large ou acheté trop grand pour qu’il durât tombait sur mes godasses trouées ? Il n’avait donc rien vu du monde d’ici où il avait échoué loin de sa terre aixoise bourgeoise !
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Autant de lecture, autant de savoir pour dire autant de bêtises. A quoi servait donc la littérature ? N’était-elle que jeu de mots pour lui ? Mon père qui faisait les trois-huit et que je voyais parfois s’endormir au bout de quelques pages après sa journée de travail quand il était de matinée (de six-deux, comme on disait) était bien plus conscient du monde réel.
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La littérature ne menait donc qu’à la littérature ? Je comprenais pourquoi Jules Vallès n’était pas dans le Lagarde et Michard.
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C’est à partir de ce moment-là que je commençai à douter de la voie que je voulais suivre. Je doutai de la littérature au moment où je la découvrais. Je l’adorais et je la haïssais.
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Aurais-je dû écouter mon père qui me suggéra timidement, sans pression, d’apprendre un bon métier manuel à la fin de mon année de 3e ? Aurais-je eu une vie plus heureuse ? Pourtant pendant mon année de Première, il m’acheta cette Histoire littéraire de la France des Éditions sociales, éditeur communiste, plutôt que de s’offrir L’Histoire de la Résistance pour laquelle il avait fait venir le représentant de la maison d’édition. « Ça te servira ? », me demanda-t-il. Presque un mois de salaire. Il fallait que cela servît. Il est temps que cela serve.
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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !, terminais-je un de mes devoirs de français dont le sujet était l’interprétation des textes, le problème de la traduction. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Rien à interpréter, aucune difficulté de traduction.
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Dès lors je fus un terroriste et un stalinien pour mon professeur. Une âme à sauver.
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La littérature ne semblait pas faire bon ménage avec la politique. Elle semblait ne rien y comprendre. Elle en semblait loin. La littérature m’éloignait de moi-même. Et pourtant René Char, le poète résistant et ses Feuillets d’Hypnos. Et pourtant Arthur Rimbaud qu’on suspectait d’avoir participé à la Commune de Paris, du moins pouvait-on l’imaginer aisément.
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Face à tout, À TOUT CELA, un colt, promesse de soleil levant ! Capitaine Alexandre alias René Char. Voilà la seule vraie littérature.
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L’action. Être un poète armé jusqu’aux dents. Comme il y eut des moines guerriers.
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Pratiquer le monde réel. S’y attaquer.
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Remettre à plus tard la part imaginaire qui, elle aussi, est susceptible d’action. Capitaine Alexandre alias René Char.
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Abandonner la poésie, la littérature comme Arthur Rimbaud ? Pour faire du commerce, du trafic d’armes ?
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Je n’ai aimé que des écrivains, des individus qui écrivaient, qui empoignaient le supra monde, lui crachaient à la gueule ses quatre vérités. Des écrivains-terroristes. Ceux qui n’écrivent pas des pseudos-romans et qui ne rêvent pas de scénarios pour Hollywood.
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La littérature n’existe plus. N’a jamais existé. C’est une invention de la presse naissante qui a eu besoin d’elle au XIXe siècle pour donner des (Belles)-Lettres de noblesse à ses colonnes bourgeoises, marchandes, financières. La plume qui cache le porte-monnaie.