3 avril 2023

La parallèle des rêves 1

Par Philippe

Vous m’écrivez et cela m’inspire. Vos mots me permettent de mieux comprendre les miens. Certains liront ci-dessous une réponse à leur courrier, les autres, je l’espère, y trouveront un peu de bonheur de lecture.

Notre peau restera notre peau

Je me suis souvent empêché d’écrire parce que je pensais que peu de personnes seraient aptes à comprendre ce que pouvaient être les rêves et les névroses d’un fils d’ouvrier des Ardennes. « Tu n’es qu’un fils d’ouvrier ! » : je m’étais rendu à la sentence que ma mère m’assénait quand elle me trouvait trop fier. Il ne fallait pas que je sortisse de ma condition ! Elle essayait ainsi de se raccrocher à quelque bout de moi-même, ce moi-même qu’elle avoua un jour n’avoir jamais su prendre même dans mon plus jeune âge.

L’école, en la personne d’une professeur de français – oui, malheureusement une femme encore une fois – m’asséna le coup de grâce. J’étais en quatrième. Nous devions rédiger la suite d’une histoire. C’est au même moment que ma grand-mère – une femme heureusement ! – qui m’avait élevé les deux premières années de ma vie – ma mère travailla à l’usine jusqu’à la naissance de mon premier frère – m’offrit un dictionnaire datant de 1905. Ma grand-mère était fière de mes résultats scolaires et elle ne se privait pas de le faire savoir à tous ceux qu’elle rencontrait : voisine, voisins, boucher, caissière de supérette, guichetier de banque, etc. Dans la famille aussi, bien entendu. S’était installée une espèce de compétition avec sa sœur dont la petite-fille aînée aimait beaucoup l’école qui lui rendait bien. C’est cette petite cousine qui accomplit le rêve de ma grand-mère que je devinsse instituteur comme on disait à l’époque. Pour elle, il n’y avait pas de plus enviable, haute et respectable condition. J’aurais dû l’écouter, je suis certain que j’eusse été heureux. Ma grand-mère allait dans les salles des ventes et en revenait à chaque fois avec quelques volumes anciens dont personne ne voulait et qui était à portée de sa bourse, et qu’elle s’empressait de m’offrir.

8/20 affichait la copie que me rendit la professeur de français, enrichi de ce commentaire que je restitue à peu près, je ne me souviens plus des mots exacts employés : « Le démon fabuleux n’est pas de vous ! ». J’étais dépité par la note et en pleine perplexité lisant et relisant encore cette phrase que je ne comprenais pas. Je levai la main et demandai au professeur de me l’expliquer. « Ce n’est pas vous – oui, elle nous vouvoyait… – qui avez écrit ce texte ! ». Je m’insurgeais. Je lui racontais dans un souffle indigné les heures que j’avais passées à fomenter cette histoire, combien ma rencontre avec le mot et l’image de Méphistophélès dans ce dictionnaire de 1905, « ce démon fabuleux » qui m’effrayait et me fascinait, m’avait inspiré. J’en avais été possédé ! J’avais l’âge où l’on découvre les plaisirs de la perversion, c’est-à-dire selon l’étymologie, à mettre tout sens dessus dessous. J’invitais même ma professeur, puisque mes premiers arguments ne la faisaient pas fléchir, à venir dans ma famille où elle pourrait constater que personne n’avait pu rédiger à ma place mon devoir ! Elle resta inflexible, me somma de me rasseoir et de me taire. La discussion était close, le châtiment sans appel. Je vivais le pire moment de ma vie, ma première et plus grande injustice. Le cours suivant, je parvins à fomenter une petite révolte à laquelle se rangèrent même les plus sages des élèves, ce que j’étais avant ma découverte cuisante de l’arbitraire.
Nous avions l’habitude de rester debout à côté de notre table et d’attendre que la professeur nous ordonnât de nous asseoir. Je parvins à convaincre les autres élèves de rester debout quand elle nous demanderait de nous asseoir. Ils me suivirent, et quand devant notre obstination, elle cria, furieuse, « Hé bien restez donc debout ! », nous nous assîmes comme un seul homme. « Debout ! Debout ! », cria-t-elle alors ! Nous la fîmes tourner en bourrique quelque moment. Nous la désarmèrent. Elle était impuissante face à notre cohésion. Les autre élèves dont certains me connaissaient depuis le CP avaient été convaincus par mon indignation. Ils avaient bien senti que la vérité était de mon côté et qu’ils n’étaient pas à l’abri de l’absolutisme. Quelques semaines plus tard, nous eûmes un autre professeur. La rumeur disait que notre tyran souffrait de dépression. À cette annonce, je ressentis plaisir méphistophélique…

Date de ce moment, ma résistance à toute autorité, mon opposition à quiconque qui n’a, pour ultime argument à opposer à celui qui le questionne et remet en cause son jugement, que sa position hiérarchique prétendue supérieure. Et c’est ainsi que, proscrits, je vous ai invités à nous retrouver dans les bois en août 2021…

Date de ce moment aussi ma conviction d’être un imposteur à chaque fois que je me mets à écrire, et je crois depuis lors qu’il est indispensable que mon lecteur connût toute mon histoire pour qu’il ne doutât pas de ma sincérité. J’ai toujours ressenti le besoin de me justifier d’écrire. Et même de vivre.
Je vous écris cela parce que… j’ai encore besoin de me justifier, parce que les commentaires que vous m’avez envoyés suite à la publication des deux premiers textes de mon feuilleton me guérissent de ce mal qui me torturera jusqu’à la fin…

***

Je ne crois plus depuis longtemps à l’universel, en tout cas comme valeur positive, puisqu’on voit bien qu’aujourd’hui l’universel qui est revendiqué est synonyme d’uniformisation, de standardisation, de robotisation.
Miguel Torga, écrivain portugais fils de paysans pauvres, né en 1907, dans la province du Trás-os-Montes déclara lors d’une conférence au Brésil en 1954 : « «L’universel, c’est le local moins les murs. C’est l’authentique qui peut être vu sous tous les angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité. Or Tras-os-Montes est cette réalité moins les murs, cette motte de terre exposée aux regards du monde, fière de lui appartenir et de le servir. Un arpent du sol de la patrie et un humus omniprésent. Une prédestination si naturelle et si vivante, que non seulement ses fils mais aussi l’un des fruits de ses flancs en gradins, le vin que Porto parraine, est la plus œcuménique des douceurs lusitaniennes. Lui aussi, ce jus spécifique du pressoir de l’obstination, réchauffe ensuite sans discrimination l’âme de tous ceux qui le boivent, répandu comme un sourire des dieux sur les cinq continents.» *

Je ne vise pas à réchauffer les âmes des cinq continents mais, grâce à vos commentaires, je crois que, si nous ne trempons pas dans le bain universel d’eau tiédasse contemporain, nous pouvons partager « ce jus spécifique du pressoir de l’obstination », ce verre de l’amitié, ces moments, ces morceaux de nous-mêmes que nous pouvons échanger et frotter à la peau des autres. Mais, notre peau restera notre peau.


* Miguel Torga, L’universel, c’est le local moins les murs, Trás-os-Montes, traduit du portugais par Claire Cayron, William Blake & Co

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