L’adieu à la littérature
« La littérature est passée de vie à trépas dans l’indifférence générale, une indifférence qui constitue le plus caractéristique des symptômes. De la littérature devenue tout à coup invisible il ne resta rien, pas même le souvenir de ce qu’elle avait été dans des temps plus glorieux. La mort est parfaite qui efface la mémoire du vivant. ». William Marx, L’Adieu à la littérature.
Je m’apprêtais à écrire une sorte de harangue, une belle prêche dans le désert. Je voulais exhorter les écrivains à réagir, je voulais en appeler à leur responsabilité. Et, William Marx me rappela que l’on n’était plus au XXe siècle et encore moins au XIXe. Que je puisse penser qu’il m’est permis d’écrire ici et sur cela en est la preuve.
Et harangue, j’ai quand même écrit et j’en écrirai d’autres.
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René Char : « L’ennemi le mieux masqué du poète est l’actualité. Il doit être toujours d’un bond en avant. Et l’actualité est une viande sournoise. La politique, une ortie qui fleurit. Un vieux fonds hérité de la sorcellerie, des bouffons talentueux qui s’agitent. La politique, c’est la malignité forcée. »
Mais, il ne faut pas avoir peur d’affronter l’ennemi. On est cabri, quand on est poète ? Mon grand-père, dès qu’il le pouvait, se frottait le corps avec des orties. C’est bon pour la circulation. Je ne sais pas ce qu’est une viande sournoise. Une viande trop fraîche, qui n’a pas assez maturé, pas assez rassise ? Une viande immangeable. Certes. Mais, on peut aussi rentrer dans le lard sans y croquer à pleine dents. La politique, oui, c’est le règne du faux et du mensonge. Oui, c’est le diable. Mais, on ne tourne pas le dos au diable. Il ne faut pas avoir peur de l’affronter. Et surtout je ne suis pas poète.
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Écrivain est devenu une catégorie socio-professionnelle avec des revendications et des droits catégorielles. Un prolétariat comme un autre mais sans conscience, une petite bourgeoisie qui se croit éclairée et qui survit grâce aux multiples subventions et aides. L’écrivain est devenu un fonctionnaire d’État. Le peu qu’il reste de littérature, d’ersatz de littérature, c’est à l’État qu’on le doit. La littérature ne pourra être sauvée que par l’État. Preuve qu’il s’agit de passer à autre chose.
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J’exagère et j’exagérerai consciemment. Non, je ne pense pas que j’exagère.
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Il faudrait peut-être commencer par définir la littérature. Oui. Mais comment décrire ce qui est devenu invisible ?
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Quand toutes les institutions sont corrompues, rien, ni personne ne résistent à l’altération naturelle générée par le temps, pourquoi en serait-il autrement pour la littérature ?
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Ces petites esquisses sont des souffles de vent léger qui doivent m’emmener loin des récifs de la nostalgie. Je dois trouver un nom à l’esquif qui flotte encore par miracle. Savoir sur quoi on s’embarque est plus important que la destination. Je suis sur le canot de sauvetage du vieux voilier Littérature. Et, je n’en suis pas sûr car le nom sur la coque est devenu illisible.
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C’est peut-être avec l’homme total que nous avons rendez-vous ? Celui d’avant la séparation néolithique. Celui qui n’avait nul besoin d’écriture. Alors de la littérature…
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J’ai compris – si j’avais encore besoin de comprendre – l’infatuation, l’outrecuidance et la sottise de ce « monde du livre », le jour où les librairies ont revendiqué le caractère essentiel de leur commerce. Le livre, plus essentiel qu’une paire de chaussures ou que des manteaux d’hiver pour les gamins ? Tout lecteur a plus d’un livre dans sa bibliothèque personnel, plus d’un livre à lire ou à relire. Il peur se passer du libraire. La librairie « indépendante » – indépendante de qui, de quoi ? Du réseau de distribution, de Hachette, d’Éditis ? – ne doit sa survie qu’à des lois d’exception promulguée par l’État. Il y a un prix unique du livre quand il n’y a pas un prix unique du pain, ni du lait pour bébé, ni du loyer, ni du steak. Commerce essentiel à propager l’illusion que l’État est encore civilisé, s’il l’a jamais été.
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Fais attention : tes propos ne dissimulent-ils pas (mal) une profonde haine du livre, une haine du Livre ?
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Quand l’Apocalypse semble proche… Justement ne pas utiliser le terme d’Apocalypse. Refuser leur liturgie quotidienne. Qu’a-t-il dit ? Oui, il a bien parlé de la « bête de l’événement ». On ne prononce pas une telle formule sans savoir qu’elle va susciter de nombreuses interprétations. Sortir de leur eschatologie. Faire pénétrer notre cheval de bois dans Troie.
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Si les écrivains n’ont rien à dire maintenant alors qu’il se taisent à jamais !
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J. M. Coetzee a écrit ou dit que nous étions entrés dans l’ère post-alphabétique. L’écriture nous a fait entrer dans l’Histoire, sa mort nous en fera sortir. Pourquoi s’en offusquer ?
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L’État et les pouvoirs ont grâce au journalisme qui est leur porte-voix envahi le quotidien des hommes. Ils l’ont colonisé avec leur perfidie, leur machiavélisme, leur perversité qui est sui generis des détenteurs du pouvoir.
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Un grand nombre d’écrivains sont enseignants ou journalistes. Ceux dont la mission est d’éduquer les masses – il s’agit surtout de ne jamais parler à un individu – , de lui faire répéter quotidiennement le credo du pouvoir.
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Pour détruire la pensée qui lui est inaccessible, le journalisme a inventé l’opinion.
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« Un avant-goût de la rentrée, avec une reprise des rencontres en librairie ! Nous croisons les doigts pour que tout se passe comme prévu. » écrit un libraire sur Facebook. Il croise les doigts. On attendrait qu’il se les sorte du cul. Bordel de merde ! Aucun sens des responsabilités. Juste des boutiquiers qui vendent de la camelote.
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Le pouvoir veut prétendument nous « responsabiliser » alors qu’il ne cherche qu’une seule chose : nous culpabiliser. Toujours le même jeu. Jeu modernisé puisqu’il ne s’agit plus de la guerre de tous contre tous mais de chacun contre chacun. Le pouvoir est le criminel mais nous sommes le crime.
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J’essaie de me persuader que je prends des risques en mordant la main qui me nourrit. J’ai besoin de sensations.
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Rien de nouveau. Lisez ou relisez Illusions perdues. Journalistes, écrivains éditeurs-libraires y sont rhabillés pour plusieurs hivers.
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La littérature en France est née avec le développement industriel du XIXe siècle. Elle triomphe avec le sacre du capitalisme. Il est bien normal qu’elle s’effondre quand il s’effondre.
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C’est facile pour moi, il est vrai, car je n’aimais pas le monde « d’avant ».
Un grand merci Philippe pour ce texte