Le paradis perdu
« Nous ne saurons jamais quels nous avons été dans nos vies antérieures, vouées aux grandes chasses et simplement nimbées de paroles. Nos devanciers n’ont pas écrit parce qu’ils vivaient en paix, carnivores et bercés de mythes, sous le communisme primitif, au sein de la prodigue nature ».
Pierre Bergounioux, Le Corps de la lettre
Claude-Louis Combet, écrivain français né en 1932, qui suivit ses études secondaires dans des petits séminaires de missionnaire, qui fut même novice au sein de la congrégation du Saint-Esprit, avoua un jour à son éditeur que s’il s’était mis à écrire, c’était parce qu’il avait perdu la foi. Il concevait l’écriture comme un pis-aller amer à cette foi. Il avait perdu toute espérance de retrouver un jour le paradis perdu, il en avait été chassé définitivement. Les croyants vraiment pieux que je connais m’étonnent toujours et même peuvent m’indisposer par leur calme, leur assurance, la paix qui émanent d’eux. Cette paix que je cherche, que je n’ai jamais pu trouver en Dieu. (Ceci en est peut-être la cause première). Non, cet espoir de paix, de réconciliation, de fraternité, de bonheur, je la trouvai, alors que j’entrai dans l’adolescence, chez Marx, dans le combat de Vallès avec les Communards, dans la dernière phrase de Germinal de Zola : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. » Ceux-ci s’adressaient à moi directement, ils parlaient de notre famille ouvrière, ils donnaient aux gueux que nous étions une généalogie que personne d’autre jusque-là n’avait voulu enregistrer. Ils me disaient que je venais de quelque part. Et que j’allais quelque part.
Le voyage que je fis en RDA en 1987 – j’en parlerai un jour plus longuement – me coupa l’herbe du communisme perdu sous le pied. Non pas parce que j’avais rencontré là-bas le totalitarisme ou la dictature, une vie invivable, mais parce que je compris en rencontrant des jeunes est-allemands ou d’autres pays de l’Est (des polonais et des russes) que ceux-ci n’y croyaient pas. Ils n’aspiraient qu’à une chose : nous ressembler. La chute du Mur me donna le coup de grâce. Je ne pensais pas que derrière ce mur se trouvait le paradis perdu mais qu’il en était une des promesses, qu’il était possible de partir de là pour le retrouver, nous les jeunes du monde libre. Et ma présence parmi eux, ma seule présence suffisait à m’en faire l’apologiste. Je m’effondrai avec l’effondrement de l’Union soviétique. Pourtant plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, je décidai de garder l’enfant noyé dans l’eau stagnante.
Il y avait quelque chose en moi qui ne voulait pas avouer sa défaite, qui ne voulait pas accepter la reddition, même si je crus à un moment que je trouverais cette paix dans l’abandon de la lutte de classes, dans son reniement, parce qu’il fallait vivre aujourd’hui et maintenant. Je croyais que la réconciliation était possible parce qu’en découvrant un monde qui m’était étranger, celui de la classe moyenne, je n’y rencontrais pas mes ennemis objectifs de classe. Je les voyais plus aliénés, plus prolétaires, que les ouvriers, surtout l’intelligentsia, parce qu’ils ne savaient pas faire pousser un légume ou planter un clou. Ils ne savaient que parler ou écrire, penser et non agir.
Voilà peut-être pourquoi je n’écrivais pas ou si peu et si mal, pourquoi je luttais contre ce prurit qui me démangeait en certaines périodes, quand je pensais que je n’arriverais à rien dans cette vie, que je n’y serais jamais heureux. L’écriture ne pouvait être qu’un pis-aller à l’action. Me donner à l’écriture, c’était rendre définitivement les armes. Certes, il y avait toujours ce début d’Une saison en enfer de Rimbaud que je connais toujours par cœur et qui venait me titiller, presque une paraphrase de la citation de Bergounioux que j’ai mise en exergue :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié ! »
Mais, ce « jadis », n’est-ce pas l’enfant avant le langage, l’infant, l’innocent avant l’écriture, n’est-ce pas « la vie antérieure, nimbée de paroles » avant que le scribe frappe l’argile, bien plus de mille avant ces « plus de mille ans pour que l’écrit s’affranchisse de sa fonction primitive, comptable, coercitive » (Bergounioux, Le Corps de la lettre) ? Les cœurs qui s’ouvrent ne sont-ils pas ceux du « communisme primitif » ? Ces sorcières, c’est le démon incarné de l’écriture. Démon que Rimbaud exorcisa en abandonnant la poésie, l’écriture, s’enfuyant vers des terres « primitives ».
A suivre