20 janvier 2022

Manifeste sous forme de préambule, qui est un envoi

Par Philippe

Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

Extrait de « Bénédiction », Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire

Je n’aurai écrit que des préambules toute ma vie. J’ai cherché ma voie jusqu’à aujourd’hui, ce déjà-là que je ne pouvais pas voir parce que je ne savais pas le nommer. J’étais un aveugle, un estropié, une gueule cassée qui, dans la forêt de sa conscience déchirée, tâtait sa voie du bout des doigts et se réjouissait quand il se piquait sur une sur épine de ronce avant de se jeter dans le buisson aigu à corps perdu, cynique, sarcastique envers lui-même. J’aimais l’aigre et l’amer. Je n’ai jamais lu une ligne de Lord Byron, je crois, mais je le trouvais digne d’intérêt à cause du régime au vinaigre qu’il s’imposait et qui certainement le tua très jeune, à 36 ans. C’est tout ce que je connaissais de lui et j’étais persuadé d’en connaître l’essentiel. Alors puisque son nom a été évoqué, il sera le premier dans la bibliographie infinie, toujours work in progress que je compte élaborer. Ce programme de lecture et de recension est l’une des clés de l’ambitieux ouvrage dont je vous expose céans les motifs. Encore un préambule donc !

Sans que j’en aie eu vraiment conscience jusqu’il y a peu, toute ma vie aura été rythmée par les premiers vers d’Une saison en enfer de Rimbaud. Le premier d’abord :

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvrait tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Et plus loin, comme une guillotine :

« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. -Et je l’ai trouvée amère. -Et je l’ai injuriée.
(…).
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.

C’était mon sésame. Mais, ce sésame ouvrait deux coffres-forts qui remplissaient des « trésors » bien différents, comme le chaud et le froid. C’est là le génie de la poésie. Son ambiguïté, son ubiquité. C’est dangereux quand on a seize ans parce qu’à cet âge on aurait plutôt besoin de certitudes. On s’y accroche alors comme un naufragé sur un bout de planche. C’est l’âge où on peut sombrer dans le désespoir de ne jamais revoir la terre ferme. Ce le fut pour moi, en tout cas. A cause de Rimbaud. Pourtant, j’en avais bien une de conviction : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » et que le monde allait « changer de base » et que « du passé » il fallait faire « table rase ». Ça, c’était à cause de mon père. La langue de mon père se déployait uniquement pour invectiver les patrons et les journalistes à la botte de ceux-là (déjà ! En fait depuis toujours.). La liberté de la presse est la sainte relique de ce qu’on appelle faussement démocratie, la preuve de son existence alors qu’elle n’est qu’une fable, la liberté de la presse et le récit de la bourgeoisie, son grand Récit pour remplacer Dieu, créé pour endormir les enfants que nous sommes. Les médias sont le cœur et le cerveau du monde, du système dans lequel on survit depuis deux siècles environ dans nos contrées tempérées. Il y avait une troisième victime des mouvements de mâchoires de mon père et c’étaient les politiciens de droite. Alors Rimbaud après tout cela ? Je le lisais – sans le savoir, mais par la force des choses aucune autre lecture n’était possible pour moi – sous les auspices du ressentiment de mon père. Comment alors concilier ce jadis qui fut un festin et ce passé dont il faut faire table rase ? Hé bien, c’est très simple en faisant s’évanouir toute espérance humaine. Mais comment faire quand vous êtes submergé par l’espoir que vous procure la lecture du Manifeste du Parti communiste, parce qu’il donne sens, assise, solidité, à la parole paternelle ; finalement, la seule parole que vous avez vraiment écoutée dans l’enfance ! Paroles dont mon père aurait voulu que je me saisisse pour leur donner leurs lettres de noblesse en devenant avocat. Jamais il ne me fit l’aveu de cet espoir, je ne l’appris qu’après sa mort par la bouche de mon frère. Ce non-dit, et le fait que je ne sois pas devenu avocat est la cause de sa mort prématurée. J’ai tué mon père à petits feux malgré moi. J’ai condamné ce père au silence et je voudrais travailler à sa réhabilitation, qui permettra aussi la mienne.

Rimbaud avait, pour moi, mis le doigt sur quelque chose d’irréconciliable. Je dialoguais avec Janus sans savoir à quel visage de ce dieu double, je parlais. Comment ne comprenais-je pas que lorsqu’on est en enfer, c’est au diable que l’on parle ! Et le diable n’a qu’une ambition et c’est celle de vous prendre votre âme, et le diable n’a qu’un unique discours et c’est celui du mensonge.

Quand j’évoque la figure du « double », je pense obligatoirement à Baudelaire et si j’avais compris en son temps, si j’avais été capable de lire vraiment les premiers vers de Bénédiction, j’aurais certainement gagné un temps fou.

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:

« Ah! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Mais, en temps-là, quand ma mère me rappelait que je n’étais « qu’un fils d’ouvrier » alors que moi, cette dérision, je me montrais plein d’arrogance parce que j’avais lu dix livres de plus qu’elle, qui ne lisait pas ; quand rentrant de mon voyage en train, cent kilomètres aller et retour, ma mère s’approchait des livres que je venais d’acheter et, après avoir retourné la dernière quatrième de couverture, simulant sa lecture, déclarait « Qu’est-ce que tu as encore acheté comme conneries! », j’avais alors les cheveux qui se dressaient sur ma tête comme si j’avais vu le diable. Je ne voyais pas que ma mère avait feint de s’intéresser à ces conneries et que son verdict à l’encontre de ma personne était rendu d’avance, en réalité depuis ma naissance, et n’attendait qu’une nouvelle occasion pour être à nouveau confirmé. Je savais que j’allais provoquer ma mère avec ces conneries, c’était bien le but recherché, et je récidivais sciemment. Je voulais être ce nœud de vipères qu’on approche et excite à l’aide d’un bâton avec dégoût et attirance malsaine. Ma mère ne sut jamais s’approcher de moi autrement.

Et, me dis-je, toute ma vie, finalement, je n’ai lu que contre les femmes, puisque la première donne le la à nos rapports avec ce genre-là. J’ai lu avec cet affreux sentiment de m’intéresser à des conneries. Et, longtemps, quand une femme s’approchait de moi, mon plus grand plaisir était de mordre pour lui injecter mon venin. Et aujourd’hui encore… Non ! Voyez plus loin ma conclusion. Je ne voudrais pas les faire fuir ! Même si je veux encore mordre, je n’ai plus ce venin-là. Parce qu’entre autres, Thomas Bernhard, cet homme qui n’a peut-être pas « connu » de femmes, m’a aidé à « prendre le chemin opposé » même si pendant trop longtemps, j’interprétais mal l’antienne de ce psychopathe et pensait qu’elle signifiait « aller contre soi-même ». On n’entend pas toujours ce que veulent nous dire les mots, on entend ce que l’on souhaite entendre, et c’est souvent, trop souvent l’origine de notre malheur. Je répète un cliché. On ne lit bien que les auteurs, leurs ouvrages, que lorsqu’ils nous révèlent ce que l’on cherchait, et rien d’autre que ce que l’on cherchait.

Alors, à un moment j’eus conscience que je n’avais mené cette vie, la seule disponible à rien de bon. Je pensais et je le pense encore trop souvent que je n’ai rien mené à bon terme. Est enfin venu le moment de prendre le bon chemin.

Je me suis cru double, déchiré entre littérature et politique, poésie et révolution. J’avais oublié un troisième élément : les femmes. J’étais bien incapable de les aimer vraiment et surtout de croire en leur amour sincère. Je suis convaincu que seule une femme qui n’attend rien de vous peut vous aimer. J’ai cherché ce jadis où ma vie était un festin sans le trouver. Je reproche aux femmes d’être incapables de me faire voir ce paradis d’où j’ai été éjecté dès ma naissance, ce paradis que je n’ai pas connu, alors que seule ma mère avait le pouvoir de m’y faire entrer. Je me suis battu contre moi-même contre ce petit garçon qui, malgré ses dénégations, l’avait bien été un jour. Et l’adulte en devient ridicule à force de ne pas reconnaître que le malheureux en lui, c’est encore ce petit garçon qui cherche toujours ce paradis qu’il pense ne pouvoir jamais trouvé.

Il s’agit d’une entreprise de réconciliation que j’engage. Un jour j’ai haï la littérature pour me donner à la politique, puis le lendemain, j’ai abandonné cette dernière avec mépris pour me donner à la première. En échouant à chaque fois, en tombant au premier obstacle parce que j’étais un canasson qui courait sur une patte. Et les femmes alors ? Une nécessité pour la survie de l’espèce. Une déception : quand je voulais qu’elle me pousse par-ici, elle m’envoyait par-là, et inversement. Il s’agira aussi de réhabiliter ce mot : « politique ». Je voudrais démontrer que sans lui, il n’y a pas d’être humain possible. J’entends par là que nous sommes des animaux sociaux, nous ne sommes rien sans l’Autre. Rien ! Il faudra nettoyer ce mot de tous les oripeaux dont on l’a recouvert sciemment. On l’a habillé de hardes afin de mieux le pointer du doigt et d’en finir par dire que le problème c’est l’être humain. Le travail de destruction de la politique vise à faire de nous de simples animaux, du bétail prêt pour l’abattoir. Nous vivons ainsi maintenant une période charnière, plus qu’historique, anthropologique. Va-t-on en terminer avec nous ? Ainsi, la réconciliation avec moi-même ne serait d’aucune utilité si elle ne me permettait pas de me sentir enfin debout et prêt à accueillir les autres, de ressentir leur chaleur humaine alors qu’on nous destine à une vie froide et sans âme.

La réconciliation avec moi-même, c’est pouvoir encore pleurer en écoutant La Quête de Jacques Brel. Mais pleurer enfin sans retenue et sans honte.

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