Saisie
Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir… j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies. »
Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire
En écrivant enfin ces lignes – enfin parce que je m’étais promis de tenir le journal quotidien de mon retour – , je pense au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. C’est une référence inspirée par l’ironie.
Avant de m’installer ici, j’avais écrit un texte sur lequel je n’arrive plus à mettre la main mais dont je me souviens du début : « Alors, tu y retournes ? En suis-je jamais parti ? ». J’écris à quelques mètres de la chambre où j’ai rédigé mes premiers poèmes. Je vis au premier étage, troisième à droite, et l’appartement de mon enfance jusqu’à mes vingt-et-un ans se situe au second, premier à gauche. « Trente-trois ans pour en arriver là ! », me dit l’ironie.
Je n’ai jamais eu d’ambition. Ou alors des ambitions inavouables. Je voulus être poète – Arthur Rimbaud – ou bien accoudé, arme à la main, sur un sac de sable, caché derrière une barricade de La Commune (Jules Vallès). La conseillère d’orientation du collège ne pouvait rien pour moi. Je n’étais qu’une parodie. Je pris alors la vie comme un pis-aller. Elle me l’a bien rendu.
Si j’en crois le Système du pléonectique de Mehdi Belhaj Kacem * – et je le crois : « La vie est un événement miracle dont le trait phénoménal essentiel est celui d’un jeu universel d’appropriation et d’expropriation : ce que je coiffe donc du terme générique de pléonectique ». J’essaierai de comprendre avec lui pourquoi moi qui n’avais pas grand-chose, j’ai réussi à y perdre à ce petit jeu. Sinon mon retour s’avérera bien inutile.
J’ai déjà compris quelque chose : je suis un nomade frustré. Et j’ai une grande ambition : décrocher le permis de conduire et passer une grande partie de ma vie sur la route.
Il y a tant à dire sur la voiture. Ici, sans voiture, il est presque impossible de se socialiser. Si vous avez comme moi un travail solitaire et que vous exercez à domicile, il ne vous reste que le centre commercial pour rencontrer du monde. Mais, sans voiture… Aller au café – la grande majorité a fermé – est assez mal considéré, et d’ailleurs on y rencontre surtout des âmes en peine, des solitaires. C’est peut-être pour ça que je m’y sens bien.
J’ai posé les grands sujets que m’inspirent mon retour et ma solitude. Ces dernières semaines, je suis resté plusieurs jours sans voir âme qui vive sans parler directement à quiconque à cause d’une crise de goutte (une première). Quelle ironie pour le nomade ! J’ai passé les fêtes seul. Ce ne furent pas des fêtes, tout simplement.
Je vous propose de vous emmener ici et ailleurs. Ici, dans l’une des marges qui est en même temps au cœur de l’empire globaliste. Je comprends les gilets jaunes. Ici sans voiture, vous n’êtes rien et se poster sur les ronds-points qui mènent tous au centre commercial, c’est revendiquer son existence.
Les centre-ville n’existent plus en province. La petite ville de province est la preuve que nous sommes bien devenus des américains.
Pour quoi ce titre Saisie ? Comme saisi par le froid, comme une viande saisie, comme la saisie de l’huissier. Une expropriation. Mon ambition est peut-être d’être insaisissable, d’être le plus discret possible.
* Mehdi Belhaj Kacem, Système du pléonectique, Diaphanes, 2020